Interview de Jacques Horny Shihan

Merci de partager l'article sur :

jacques-horny-shihanA l’occasion de sa nomination au titre de Shihan, j’ai rencontré Jacques Horny – figure bien connue de l’Aïkido belge – pour discuter avec lui à cœur ouvert et en compagnie de Christophe Depaus qui, pour avoir été longtemps son élève, est l’une des personnes qui le connaît le mieux. Rétrospective, impressions, espoirs … nous vous proposons ci-dessous cette interview exclusive.

Sébastien Place. : Bonjour Jacques, un parcours aussi riche que le tien dans le monde de l’Aïkido doit laisser bon nombre de souvenirs. Pourrais-tu nous parler de la première vague de pratiquants d’Aïkido en Belgique à laquelle tu appartiens ?

Jacques Horny : Mes meilleurs souvenirs en Aïkido sont tellement nombreux. Je me rappelle des débuts avec mes contemporains. Lorsque l’ACBA, historiquement la première fédération belge d’Aïkido, a été fondée, nous recevions un numéro de licence. J’ai retrouvé certains de ces numéros avec un peu de nostalgie : Jean Dedobeleer n°6, Henri Behr n°7, Dany Leclerre n°11, François Warlet n°12, Jacques Carlier n°13, Michel Dewelde n°14, Alain Salée n°15, Edouard Van Hemelrijck n°22, ils faisaient partie de la « première vague ». Je me souviens qu’à partir du n°100 environ, les demandes de licences étaient plus nombreuses dans un plus court laps de temps : Jacques Horny n°110, Louis Van Thiegem n°111, Aziz Belhassane n°113, Luc Deweys n°195, Jean Rappaille n°207 et pourtant, entre sa demande de licence et la mienne, il y a peu d’écart. Loin de moi l’idée de tout réduire aux chiffres. Les parcours autant que les investissements pour la fédération et au niveau de l’enseignement varient. Lors de la transition ACBA / AFA, ces numéros ont été conservés. Tout cela pour illustrer que nous appartenons tous à la même génération. Nous avons tous un vécu commun.

j-horny-cd-21-768x1024

S.P. : Peux-tu nous parler de quelques rencontres spécifiques qui t’ont marqué à jamais ?

J.H. : Chronologiquement je parlerai d’abord de Tamura Shihan. J’ai assisté à ses stages au départ contre l’avis de mes professeurs et j’ai été ébloui. Il fallait que je continue l’Aïkido après avoir vu cela. Je l’ai ensuite côtoyé à La Colle-sur-Loup et lors de ses stages en Belgique. La première chose qui me reviendra toujours en tête le concernant, c’est l’expression « rien compris ! ». Je ne sais pas combien de fois il me l’a répétée. Tamura Shihan m’a toujours donné cette impression de vouloir être au-delà de la contrainte qui était raisonnablement souhaitée pour la pratique. Il venait chez moi et prenait katate-dori ou morote-dori et  je ne bougeais plus. Si parfois je parvenais à bouger, il modifiait sa position pour maintenir son action. Il me disait alors : « Jacques… souple… ». Un jour je lui ai répondu : « Sensei, si moi souple alors vous aussi » et il est parti en me disant « rien compris !» ! Et un autre jour, bien plus tard, il m’a dit : « Peut-être compris… ». Je n’ai pas très bien dormi cette nuit-là et je me suis finalement dit qu’il avait dû se tromper.

Une autre grande rencontre a été celle de Yamada Shihan. Je me rappelle qu’après nos deux stages à La Colle-sur-Loup Yamada Shihan m’a invité à New York, par courrier. Lors de mon arrivée à JFK, il m’attendait avec une grosse écharpe autour du cou et il m’a dit qu’il sortait d’une mauvaise bronchite mais qu’il tenait vraiment à être là pour m’accueillir. Avec le recul c’est un souvenir formidable car c’est un véritable ami. Lui, Yamada Shihan, s’est déplacé pour moi, le petit Belge qui venait à New York. Son hospitalité n’avait pas d’égal. Je sais que ce n’est pas uniquement à cela que l’on mesure un Shihan, mais en tout cas cela démontre la mesure de l’homme. J’ai donc été le premier Belge à me rendre au New York Aikikai sur l’invitation de Yamada Shihan. Je m’y suis rendu plusieurs fois pour des séjours de dix à quinze jours. Yamada Shihan faisait déménager son uchi-deshi afin de me laisser disposer d’un petit logement là-bas (4m²). Je me rappelle de cette planche avec ce petit matelas posé dessus et le premier jour, dès 6h30, le réveil causé par le bruit des chutes du cours du matin. Les jours suivants, j’étais évidemment aussi sur les tatamis.

Ma plus grande rencontre reste Sugano Shihan durant ses huit ans en Belgique. Quelle chance nous avions, car son enseignement était exceptionnel. On s’en rendra encore mieux compte d’ici dix ou quinze ans car les uchi-deshi d’O’Sensei retournent à la source les uns après les autres et il n’en restera bientôt plus. Je le regrette sincèrement car il est la personne qui m’a le plus influencé dans ma pratique de l’Aïkido et dans ma vie de tous les jours : il m’a appris à être libre. Il était un grand humaniste qui ne se souciait que de faire évoluer les autres et qui ne s’inquiétait pas vraiment des libertés que ceux-ci prenaient par rapport à lui. Il a été, je pense, parfois mal compris. Je me souviens de la présentation de mon shodan en 1979 avec, dans les tribunes, entre autres, mon regretté ami et professeur Edouard Van Hemelrijck, mon premier professeur d’Aïkido, Yvette Vanderdonckt, et les « supporters » du Wago Budo Club. C’est la première fois que j’ai vu Sugano Sensei, avec sa chevelure et sa barbe remarquables, assis à côté de Tamura Sensei qui faisait passer les examens.

Christophe Depaus : Et je pense, Jacques, que tout récemment la remise de ton Shihan des mains de Christian Tissier Shihan a dû certainement être un moment important ?

JH : Oui en effet, c’était un souhait de ma part de recevoir le certificat du titre de Shihan des mains de Christian Tissier. Christian n’a émis aucune réserve et je garde précieusement pour moi les mots qu’il m’a confiés en me remettant ce certificat et qui m’ont beaucoup touché.

Christian Tissier Shihan nous fait l’honneur d’être souvent présent en Belgique et de dispenser son enseignement parfois plus accessible, plus adapté, occidentalisé, mais qui reste tellement martial. Il est sans conteste un maître pour nous car il a atteint un niveau incontestable et incontesté. Il est aussi, par sa simplicité et son abord facile pour tous, un exemple en dehors du dojo.

j-horny-cover-768x1024

S.P. : Veux-tu nous faire part de ce que tu as ressenti à l’occasion de cette nomination prestigieuse ?

J.H. : Ce fut un grand plaisir pour moi mais une demi-surprise : chaque candidature est introduite par la fédération et accompagnée d’un dossier. J’ai en effet été honoré que la commission des grades de la VAV me demande de préparer ce dossier et qu’en parallèle un appel aux candidats avait été fait au sein de l’AFA. Le fait que le Doshu m’ait accordé le titre de Shihan est très honorable, mais je regrette que François, qui est mon sempai, n’ait pas souhaité que sa candidature soit proposée. Dany et moi avons insisté, mais tout le monde connaît François. Pour moi il mérite amplement ce titre, mais je respecte son choix.

C.D. : Il est peut-être intéressant de préciser ici – et je dis cela en dehors du contexte actuel quelque peu polémique sur certaines nominations accordées dans d’autres fédérations – que Yamada Sensei avait pensé personnellement à la nomination de Jacques. Parmi la génération de pratiquants contemporains de Jacques, il est celui qui a le mieux connu Yamada Sensei même si, comme il l’a précisé précédemment, il peut également se revendiquer d’autres filiations.

S.P. : Ce titre t’impose-t-il de nouvelles responsabilités ?

J.H. : Je pense que j’avais déjà pris ces responsabilités lorsque j’ai reçu le 6ème Dan de Sugano Shihan. Le titre de Shihan ne me semble pas entraîner une pression supplémentaire, mais comme ce titre reflète l’idée de « modèle » et que je n’estime pas en être un, je fais dès lors de mon mieux dans le milieu de l’Aïkido pour correspondre à cette image. Je me veux sans doute plus mesuré, prudent et attentif dorénavant aussi bien dans mon attitude que dans mes réactions car je pense que c’est mon devoir par rapport à tous ceux qui m’entourent, par rapport au Hombu Dojo et par rapport à l’Aïkido. En dehors de cela je reste égal à moi-même. Je pratique chaque matin mes vingt minutes d’assise en silence quoiqu’il en coûte.

S.P. : Une réflexion, Christophe ?

C.D. : Peut-être, mais elle est tout à fait extérieure car je ne suis évidemment pas un Shihan. Je me dis que « la fonction fait l’organe ». Autrement dit, le titre de Shihan récompense un parcours exemplaire, d’où l’idée de « modèle », mais aussi impose à ceux qui le reçoivent une conduite à maintenir ainsi que la volonté de se dépasser encore. C’est à la fois prestigieux mais lourd. Parmi nos anciens – et même s’il y en a d’autres bien entendu – Jacques fait réellement partie des exemples en étant présent et très actif sur les tatamis lors de stages, c’est-à-dire en pratiquant et pas seulement en enseignant.

S.P. : Nous avons parlé du passé mais qu’en est-il de l’avenir à tes yeux ?

J.H. : Je suis heureux, par exemple, de voir des gens comme Stéphane (NDR : Daens) et Christophe et bien d’autres qui se reconnaîtront, être là où ils sont, je ne suis donc pas très inquiet sur ce plan. Mes seules inquiétudes pour l’avenir concernent peut-être mon petit dojo car je ne vois personne à ce jour susceptible de reprendre la charge de dojo-cho. L’investissement d’un pratiquant est très différent de l’investissement d’un dojo-cho.

De manière plus large, je souhaite que l’Aïkido reste martial. Je constate de temps en temps, ici et là, quelques « dérives » qui se manifestent par une pratique ressemblant à des simples chorégraphies et où les uke chutent sans raison. L’arrière-plan du Budo doit toujours rester présent dans la pratique de l’Aïkido. Que l’on pratique avec ou sans les armes, le Budo doit rester présent. Par exemple et pour revenir à Sugano Shihan, il ne présentait jamais sa main près du corps. Il allait vers le partenaire comme s’il allait porter un tsuki. Et c’était bien ça : on arrêtait le tsuki et la construction se faisait sur cette base. Ce sont des choses qui se sont un petit peu perdues. Je ne dis pas qu’il faut pratiquer tout le temps avec cette idée du « moi contre toi », au contraire nous construisons ensemble, mais le Budo doit rester présent, si pas physiquement, du moins mentalement. Sinon l’Aïkido va se diluer et devenir une gymnastique sans âme. Mais je peux évidemment très bien comprendre la nécessité d’une construction A-B-C-… pour les débutants, car on travaille en phase. Le pédagogue doit pouvoir dire que A vient avant B qui vient avant C mais qu’ABC est UN mouvement. La construction physique et mentale interviendra là.

C.D. : Crois-tu réellement en de vrais risques de dérive et souhaiterais-tu qu’on se ressaisisse à ce niveau ?

J.H. : Il ne serait pas inintéressant de resserrer quelques boulons et je suis heureux que l’AFA et la VAV disposent de commissions fédérales de grades qui imposent un certain niveau d’exigence pour des examens. Lors de ces examens, les postulants connaissent les questions. Mais cela ne veut pas dire qu’ils connaissent forcément les bonnes réponses ! Des balises doivent continuer d’exister pour limiter les dérives. À moins que les dojos qui « dérivent » ne quittent l’AFA… De plus si les grades tombent comme la pluie, nous devrons bientôt demander de quand date le grade et qui l’a délivré afin de se faire une idée de sa valeur. Soyons attentifs et rigoureux pour ceux qui suivent. Restons intègres.

jacques-horny-shihan

S.P. : Ton travail constant t’a déjà amené très loin dans la pratique de l’Aïkido. Quelles sont les grandes lignes de ton travail ?

J.H. En tant que pratiquant ou enseignant ?

S.P. : Les deux…

J.H. : Je prends toujours un réel plaisir à pratiquer en tant qu’élève dans le dojo de Christophe, non seulement pour le lien fort qui nous unit mais aussi pour ses qualités de pratique. Je m’y sens chez moi tous les lundis avec le plaisir, malgré mon âge, d’apprendre et de tenir le rôle d’uke. Aussi longtemps que cela sera possible, je tiens à continuer à tenir ce rôle car tori et uke sont égaux dans la pratique de l’Aïkido et sont deux aspects nécessaires à la progression.

C.D. : Ce qui caractérise l’Aïkido de Jacques, je crois et je parle ici sans doute davantage, vu ma position, de son rôle d’enseignant, c’est la rigueur, la constance et le souci du détail. Mais il y a en outre, la générosité. Il y a encore une vingtaine d’années, quand des jeunes pratiquaient avec les gens de la génération de Jacques, il était fréquent d’être confronté à un mur. On peut dire qu’ils nous bloquaient (terme que l’on n’utilise plus beaucoup car les mentalités ont heureusement évolué). Cela n’a jamais été le cas de Jacques qui nous laissait d’abord « sortir nos erreurs » et puis petit à petit s’alourdissait et refermait l’étau. Il employait ce qu’on appelle en psychologie de l’éducation la zone proximale de développement, c’est-à-dire qu’au lieu de nous montrer simplement qu’il était plus fort – ce que nous savions déjà – il utilisait ce savoir pour nous permettre de développer notre aïkido en créant des difficultés progressives et surmontables pour chacun de nous. C’est sans doute plus communément répandu aujourd’hui et l’on peut s’en réjouir et s’en féliciter, mais ce n’était pas toujours le cas à l’époque. Bien entendu Jacques n’était pas le seul à agir avec cet état d’esprit, je pense notamment à François Warlet qui, lui aussi, avait à cœur de nous poser des difficultés « constructives » mais jamais de nous « bloquer ». Cela a joué énormément dans la motivation et la progression des jeunes que nous étions.

S.P. : Pour conclure cette interview, quelles sont tes objectifs en tant que senseï et en tant que Shihan ?

J.H. : Exprimer le mieux possible dans le cadre de la pratique ce que je ressens dans mon corps par des paroles. Être toujours aussi sincère dans mon enseignement que dans ma pratique. Je tente de tout donner sans rien garder pour moi. Être présent et comprendre ce qui se passe. Pour moi l’expérience en Aïkido n’est jamais qu’une accumulation de stages, de cours, etc. Je pense que c’est parce que les années sont là que l’expérience est là. Il n’y a pas de mérite. C’est le résultat de l’assiduité. Transmettre sans paternalisme et sans endoctrinement, simplement, comme une faveur que l’âge m’apporte.

L’Aïkido est vivant pour chaque pratiquant. À mesure que tu évolues dans la pratique et la technique, rien n’est fixe. Si un jour quelqu’un dit en Aïkido « j’ai compris ! » il peut arrêter la pratique et passer à autre chose. Je pense que si un jour j’avais compris ikkyo, il y a longtemps que j’aurais arrêté l’Aïkido. Je suis toujours en recherche et chacun a son chemin à parcourir dans un groupe avec les conseils d’un professeur, des anciens, des nouveaux (qui sont de futurs anciens) et la roue tourne dans un éternel recommencement au fil des générations de pratiquants. L’Aïkido est une évolution : O’Senseï, Kisshomaru et Moriteru Ueshiba, Tamura, Sugano, Yamada, Chiba, Kobayashi, Miyamoto, Osawa, Yokota, Christian Tissier et bien d’autres, tous sont les maillons de cette immense chaîne qui véhicule la vie dans l’Aïkido. Modestement, sans me prendre au sérieux, j’espère pouvoir participer au processus. Il est clair que l’Aïkido que je vis aujourd’hui n’est pas l’Aïkido que j’ai vu lorsque j’ai commencé la pratique et qu’il est encore différent de l’Aïkido tel qu’il sera après ma mort… C’est cela qui est beau, pour autant que les kihon restent la base de la recherche et de l’exercice.

S.P. : Merci beaucoup Jacques et Christophe.

Toutes les photos (C) Hélène Rasse

 

Merci de partager l'article sur :

Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

+ 82 = 86

*

Fudoshinkan - le magazine des arts martiaux