Interview de Tobin Threadgill, Menkyo Kaiden de Takamura ha Shindo Yoshin ryu

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Cet article est une traduction de l’interview réalisée par Marco Ruiz en 2008 pour Aikidoujournal (An Interview With Toby Threadgill, Menkyo Kaiden, Takamura ha Shindo Yoshin ryu). Le lecteur pourra trouver à la fin de l’article quelques notes de traduction. Cette interview aborde les origines, la transmission passée et actuelle du Shindo Yoshin ryu ainsi que ses liens avec le karaté wado ryu.

Un peu de contexte. J’ai rencontré Yukiyoshi Takamura dans le quartier japonais de la ville de San Francisco lors d’un événement du JACL* au début des années 1990. Quand j’ai réalisé qu’il était l’instructeur d’une koryu* dont j’avais entendu des rumeurs dans la zone de South Bay, je lui ai demandé s’il voulait faire une interview pour un bulletin d’information sur les budo que je publiais. À mon grand plaisir, il a accepté. J’ai rendu visite à sensei Takamura et sa charmante épouse Mishiko, à leur domicile une après-midi pour mener l’interview. C’est durant cette interview que j’ai réalisé que cet homme était un trésor d’informations et de perspicacité. Plusieurs années plus tard j’ai été contacté par Mr Stan Pranin de l’Aikido Journal Magazine concernant une extension de mon entreview. La version étendue de cette interview a été publiée dans Aikido Journal en 1999. Yukiyoshi Takamura est décédé en 2000. La direction de son organisation est passée à Toby Threadgill en 2004 suite à la retraite des autres élèves seniors.

En mai 2008, lors d’un voyage au Colorado, j’ai rendu visite à Toby Threadgill. Son dojo niché dans les montagnes d’Evergreen, Colorado, est à couper le souffle. Il reflète cette caractéristique issue du Shinto: atteindre la beauté par la simplicité. Cela sent même tel un sanctuaire shintoïste, imprégnant l’air de l’odeur parfumée de hinoki. Je me suis assis avec  sensei Threadgill autour d’un thé dans son dojo, après une courte séance d’entraînement pour discuter de la tradition qu’il dirige et l’avenir des arts martiaux classiques en dehors du Japon. J’espère que vous trouverez ses observations et ses idées aussi fascinantes que moi.

 

Marco Ruiz : Pouvez-vous s’il vous plaît me donner quelques informations sur le Shindo Yoshin Ryu ?

Tobin Threadgill

Tobin Threadgill (photo ci-contre) : Le Shindo Yoshin ryu est une école de koryu jujutsu. Il a été fondé vers la fin de la Période Edo par Katsunosuke Matsuoka, un membre du clan Kuroda.
Matsuoka a fondé Shindo Ryu Yoshin parce qu’il sentait que les systèmes de jujutsu de la fin de l’époque Edo* avaient perdu beaucoup de leur utilité militaire, évoluant vers des systèmes davantage motivés par les défis individuels que par un véritable engagement militaire. Matsuoka, impliqué dans les tensions politiques de la période Edo, conçut le  Shindo Yoshin Ryu comme un véritable sogo bujutsu ou une science militaire complète.
L’école regroupe les enseignements de jujutsu de la lignée Akiyama Yoshin Ryu et de la lignée Nakamura Yoshin Koryu. Le Shindo Yoshin Ryu a encore été influencée par les écoles de kenjutsu Jikishinkage ryu et Hokushin Itto ryu. La branche Ohbata/Takamura qui s’est séparée de la voie principale en 1895, comprend aussi l’influence du Matsuzaki Shinkage ryu. Les deux différentes lignées de jujutsu Yoshin ryu reflètées dans nos enseignements ont été très importantes et ont influencé de nombreux styles de jujutsu ainsi que le Kodokan Judo.
Seules deux branches légitimes de Shindo Yoshin ryu existent, le Shindo Yoshin  Ryu Domonkai sous la direction du Dr Ryozo Fujiwara à Tokyo et le Takamura ha Shindo Yoshin Kai ici aux États-Unis.

Marco Ruiz : Vous êtes devenu plutôt connu sur le plan international. Vous êtes particulièrement demandé pour diriger des stages à la fois par la communauté de l’Aïkido et celle du Wado Ryu. Pourquoi une telle fascination, il semble inhabituel que les membres de ces disciplines modernes s’intéressent à une école de Koryu jujutsu ?

Tobin Threadgill : Dans le cas du Wado Ryu, l’intérêt est historique. Le karaté Wado Ryu a été fondé par Hironori Ohtsuka en 1934. Ohtsuka était un pratiquant hautement diplomé de Shindo Yoshin ryu et de Yoshin Koryu qui plus tard a étudié le karaté d’Okinawa avec Gichin Funakoshi, Choki Motobu et Kenwa Mabuni. Ohtsuka a combiné des influences de jujutsu classique avec le karaté d’Okinawa afin de créer le Wado Ryu. Malgré l’admiration d’Ohtsuka pour le karaté d’Okinawa, il a rejeté plusieurs de ses éléments les plus durs, préférant l’approche plus douce et plus subtile du jujutsu. Cela rend la forme des techniques Wado Ryu et sa théorie plutôt uniques parmi les systèmes de karaté japonais.
Dans le cas de l’aïkido, l’intérêt est essentiellement d’ordre technique. Le Takamura ha Shindo Yoshin Ryu comprend l’étude de la force interne et emploie  des mouvements corporels très subtiles. Ces domaines d’étude et les principes qui les guident sont liés à la théorie de l’aïkido. Un autre partie du TSYR* que  les aïkidoka trouvent particulièrement intéressante est l’intégration de la théorie des armes et du taijutsu. Pratiquement toutes les techniques de taijutsu des budo japonais sont associées aux armes classiques. En TSYR la relation entre le taijutsu et les armes classiques n’a pas été marginalisée, les deux sont encore enseignés comme un tout interdépendant.

Marco Ruiz : C’est fascinant. Pouvez-vous développer ?

Tobin Threadgill : La plupart des arts martiaux modernes qui avaient des liens avec l’étude des armes classiques, les ont soit supprimées, soit reléguées au second plan. Par exemple, le fondateur de l’Aïkido, Morihei Ueshiba, montrait souvent la connexion technique de l’Aikido avec l’étude des armes, mais dans la vaste communauté des aïkidoka ces études ont finalement été releguées à un second rôle. Récemment il y a eu un mouvement par certains groupes d’aïkido pour introduire l’étude des armes classiques aux côtés de l’aïkido afin d’explorer de manière approfondie la relation entre bukiwaza et taijutsu. TSYR est l’un des nombreux modèles que les aïkidoka peuvent investiguer qui représente un exemple non dilué de cette intégration.

Marco Ruiz : Comment avez-vous rencontré votre sensei, Yukiyoshi Takamura ?

Tobin Threadgill : En 1986, j’ai pris connaissance de Yukiyoshi Takamura, chef de file de la branche de Takamura Shindo Yoshin Ryu en faisant des recherches pour un article de magazine. Le sujet de l’article était les liens historiques et techniques du Wado Ryu au jujutsu. Au début de mes recherches, de nombreuses sources m’ont amené à croire que le Shindo  Yoshin Ryu n’existait plus parce Hironori Ohtsuka, 4e directeur de l’école*, l’avait abandonné pour créer le Wado Ryu. Cependant, j’ai fortuitement rencontré David Maynard, qui était un des meilleurs élèves de sensei Takamura. J’ai été enthousiasmé d’apprendre de David Maynard que le Shindo Yoshin Ryu continuait d’être enseigné et que Ohtsuka Hironori n’était pas le 4e directeur de l’école de tous les Shindo Yoshin ryu, mais a dirigé une petite ryuha ou branche associée à un professeur de Kendo nommé Tatsusaburo Nakayama.
J’ai contacté par mail sensei Takamura et ai débuté une correspondance avec lui. Plusieurs mois plus tard, j’ai décidé de lui rendre visite à son dojo en Californie du Nord. Ce que j’y ai trouvé était un homme fascinant, de petite stature physique mais avec une présence très intense autour de lui. Les informations historiques et des documents qu’il a mis à ma disposition étaient inestimables. J’ai appris que la lignée principale de Shindo Yoshin ryu était encore un membre de la Nippon Kobudo Kyokai à Tokyo et que le leader de la 3ème génération, Tatsuo Matsuoka était encore vivant. J’ai aussi appris que la branche enseignée par sensei Takamura était issue de Shigeta Ohbata, grand-père de sensei Takamura.

Yukiyoshi Takamura et Toby Threadgill en 1997

Je m’entendais plutôt bien avec sensei Takamura, alors il a suggéré que si j’étais vraiment intéressé d’en apprendre davantage sur le Shindo Yoshin ryu, je devrais commencer à étudier le TSYR. En accord avec une étiquette correcte du budo, il a contacté mon sensei de Wado Ryu, Gerry Chau, et a formellement demandé la permission de me prendre comme élève. Sur une période de plusieurs années je me suis entraîné de plus en plus en Shindo Yoshin ryu et de moins en moins en Wado Ryu. Je suppose que la raison principale de ce changement d’orientation a été ma fascination pour l’art du sabre et le riche héritage historique entourant le koryu jujutsu.

(photo : Yukiyoshi Takamura et Toby Threadgill en 1997)

Marco Ruiz : Comment en êtes-vous arriver à à recevoir un Menkyo Kaiden en Shindo Yoshin Ryu ?

Tobin Threadgill : C’est une longue histoire. (Rires) Revenons un peu en arrière.

Durant sa vie, sensei Takamura a attribué trois licences menkyo kaiden de Takamura ha Shindo Yoshin Ryu. La première a été délivrée à sensei Iso Takagi au Japon. Je crois que sa licence a été attribuée au début des années 1980. En 1994, une licence a été décernée à sensei David Maynard. Mon Menkyo Kaiden, décerné en 1999, a été le dernier émis.

L’intention originale de sensei Takamura était que chacun des trois titulaires Menkyo Kaiden opére de façon semi-indépendante, supervisant différents lieux géographiques: Iso Takagi au Japon, David Maynard en Europe, et moi dans les Amériques. Après la mort de sensei Takamura en 2000, des événements malheureux ont provoqué des changements à cette structure organisationnelle proposée. Une maladie grave a contraint sensei Takagi à se retirer en 2001 et un accident d’automobile en 2003 a laissé sensei Maynard avec une blessure incapacitante au dos. En 2004, Dave Maynard et Iso Takagi m’ont demandé d’accepter officiellement la position de Kaichō et de superviser l’organisation mondiale.

Marco Ruiz : Qu’est-ce que cela signifie d’être Menkyo Kaiden d’un ryu traditionnel ? Est-ce sans précédent pour un non-japonais ?

Tobin Threadgill : La délivrance d’un licence finale dans une Koryu est spécifique à chaque école. Dans certaines Koryu, par exemple, le Menkyo Kaiden est une licence purement technique. En TSYR, le Menkyo Kaiden est une autorisation administrative, uniquement délivrée aux détenteurs qualifiés d’un joden gokui menkyo. Il n’y a pas de grade dan en TSYR. Nous délivrons uniquement les licences d’enseignement classique : Shoden, Chuden puis joden Gokui. Si je reçois un joden Gokui menkyo en TSYR, on est reconnu comme avoir appris la totalité du programme technique. Avec le Menkyo Kaiden vient l’accès à une petite catégorie d’enseignements oraux et l’autorité associée à des fonctions administratives, des stratégies politiques et ce genre de chose.

Il n’est pas sans précédent pour un non-japonais de détenir un Menkyo Kaiden d’une ryu traditionnelle. Il y a un assez grand nombre d’occidentaux avec des licences dans les koryu budo maintenant.

Marco Ruiz : Etait-ce difficile en tant que non-Japonais d’être accepté en tant que leader d’une Koryu ?

Tobin Threadgill : La réponse courte est absolument, oui. Il y a un sentiment parmi certains Occidentaux qu’une koryu ne peut pas être transmise en dehors du Japon. Ils croient que pour transmettre ou étudier une koryu correctement, cela doit être fait dans la culture du Japon et au Japon. Mon professeur ne croyait pas cela. Sa position était que la culture féodale qui portait les koryu au Japon est morte avec la restauration Meiji en 1868. Sensei Takamura croyait que la culture moderne japonaise est pratiquement aussi éloignée du féodalisme japonais que l’est la culture occidentale moderne, donc le lieu de la formation n’est pas pertinent. Correctement enseignées, les nuances culturelles critiques nécessaires à l’étude du TSYR sont intégrées dans ses enseignements.

Marco Ruiz : Alors que pensent les Japonais dans la communauté Nihon koryu d’un occidental comme vous détenant un poste aussi important ?

Tobin Threadgill : Beaucoup de grands instructeurs japonais de koryu et historiens des budo reconnaissent ma position et m’ont offert leur soutien. Probablement la reconnaissance la plus importante est venue du Japon en juillet 2007 lorsque j’ai visité la famille Matsuoka à Akeno avec Shingo Ohgami, 7ème dan en Wado Ryu. Rencontrer la famille du fondateur du Shindo Yoshin ryu a été un événement important, car il a rétabli le lien entre le contemporain Takamura ha Shindo Yoshin Kai et la famille Matsuoka. Il y avait plus de 30 ans depuis que mon professeur avait eu un contact direct avec la famille Matsuoka par le troisième directeur de l’école : Tatsuo Matsuoka.

Les Matsuoka nous ont invité dans leur maison où nous avons passé plusieurs heures au cours du déjeuner. Ils ont fourni un accès à des photographies et documents historiques rarement vus en dehors de la famille immédiate. Ils nous ont permis d’enregistrer une interview de trois heures couvrant leur histoire familiale et ensuite ils nous ont accompagné pour visiter la tombe de Katsunosuke Matsuoka.

Toby Threadgill et Shingo Ohgami avec Masahiro, Matsuoka, Takeshi Matsuoka et Saitoh Takao dans la maison des Matsuoka à Akeno, Japon - le 27 juillet 2007

 

(Photo : Toby Threadgill et Shingo Ohgami avec Masahiro, Matsuoka, Takeshi Matsuoka et Saitoh Takao dans la maison des Matsuoka à Akeno, Japon – le 27 juillet 2007)

Dans les cercles de Wado Ryu il y a de nombreux partisans, mais Shingo Ohgami mérite une mention spéciale. Sensei Ohgami a été un pratiquant de longue date à la fois du Gendai budo et du Koryu. Il est également un historien dévoué et chercheur méticuleux. Il a été profondément impliqué dans la collaboration avec le Takamura ha Shindo Yoshin Kai sur les recherches historiques et d’autres questions importantes entourant l’héritage de sensei Takamura. En 2006 sensei Ohgami a publié un essai sur sensei Takamura et moi qui est paru dans le bulletin d’information du club de karaté de l’université de Tokyo. Nous prévoyons de co-écrire un livre complet sur l’histoire et les techniques du Shindo Yoshin ryu. Je ne peux qu’insister sur l’aide préciseuse que sensei Ohgami m’a apportée personnellement ainsi qu’au Takamura ha Shindo Yoshin Kai en général. Je lui dois une grande dette.
Beaucoup de pratiquants de Koryu à l’Ouest ont aussi été favorables. Ellis Amdur du Toda ha Buko ryu et Araki ryu, Meik et Diane Skoss de Koryu books* et Phil Relnick du Shindo Muso Ryu et Katori Shinto Ryu. Ce ne sont là que quelques-uns de ceux que je suis chanceux de considèrer comme des amis et supporters.

Toby Threadgill, Dr. Ryozo Fujiwara,Tatsuno Yorihisa et Shingo Ohgami à Tokyo, 25 juillet 2007

 

(Photo : Toby Threadgill, Dr. Ryozo Fujiwara,Tatsuno Yorihisa
et Shingo Ohgami à Tokyo, 25 juillet 2007)

Marco Ruiz : Il semble y avoir un intérêt soudain pour les Koryu. Votre organisation en bénéficie-t-elle ?

Tobin Threadgill : Un intérêt soudain ? Êtes-vous sûr que vous ne confondez pas les koryu avec le MMA ?

Marco Ruiz : Ok, peut-être pas un intérêt soudain mais que diriez-vous d’un intérêt accru ?

Tobin Threadgill : Je pense qu’avec un accès accru aux enseignants autorisés plus de gens étudient les koryu en Occident, mais cela reste un très petit nombre. Beaucoup d’étudiants ne sont pas vraiment motivés à long terme, ils sont attirés par les Koryu à cause des histoires romantiques de la culture populaire autour des samouraï. Lorsque ces étudiants reçoivent une dose de ce que l’entraînement à une koryu nécessite réellement ils repartent presque aussi vite qu’ils sont arrivés. Pour cette raison, j’exige un entretien personnel et une période probatoire significative pour tous les étudiants candidats à l’adhésion au groupe. Cela me permet d’observer et d’écarter ceux que je ne trouve pas vraiment faits pour l’étude d’une koryu. Les budo classiques nécessitent une énorme quantité de dévouement, de patience et de détermination. Notre entraînement requiert une attitude et une mentalité assez uniques. Ce n’est certainement pas pour tout le monde.

Marco Ruiz : Pouvez-vous décrire l’élève idéal de koryu pour moi, pendant que je prends des notes ?

Tobin Threadgill : L’exigence la plus importante pour un étudiant est qu’il possède un trait de personnalité appelé « nyunanshin » – la capacité à surmonter son expérience antérieure et des idées préconçues. Il doit être disposé à mettre son ego de côté, vider sa tasse et recommencer. Il doit être prêt à recevoir ce que le kai* a à lui enseigner sans résistance.

Le meilleur élève pour une koryu est habituellement un étudiant de budo moderne qui réalise qu’il est à la recherche de quelque chose de différent, quelque chose qui lui parle dans un autre langage du budo. Il est souvent plus âgé ou inhabituellement mature pour son âge. Il a cultivé une perspective bien définie de ce qu’il cherche et de ce qu’il désire pour sa formation. Il ne cherche pas une simple self-défense ou la gratification personnelle de la compétition sportive. Il souhaite se plonger dans une aventure qui est à la fois stimulante physiquement et intellectuellement. Il aime l’idée qu’il fait partie de quelque chose en lien avec l’histoire, quelque chose avec un objectif plus vaste que lui.

Souvent les étudiants de koryu sont impliqués dans l’application de la loi ou ont une expérience dans le service public. J’ai un nombre important d’étudiants qui ont servi dans notre armée. Je pense que la perspective et le caractère d’une Koryu parlent à ces personnes d’une façon que les formes les plus populaires du budo ne font pas.

Cela dit, certains de nos étudiants s’entrainent dans les formes modernes du budo en plus du TSYR*. Je suis d’accord avec cela aussi longtemps qu’ils peuvent séparer les disciplines. Si ils ne le peuvent pas, je dois insister pour qu’ils fassent un choix entre l’une ou l’autre parce qu’ils ne leurs rendraient pas justice.

Marco Ruiz : Alors une koryu n’est pas vraiment concernée par la self-défense moderne ou la compétition ?

Tobin Threadgill : La self-défense était une préoccupation considérable pour sensei Takamura. Il la prenait très au sérieux et est allé jusqu’à adopter une version plus intense de l’entraînement qui aborde les effets du stress. Cependant, nous sommes encore une Koryu. Notre objectif principal est de maintenir les traditions et le patrimoine technique de notre art. Si la seule motivation d’un étudiant pour la formation en arts martiaux est la self-défense, peut-être apprendre et acquérir des compétences en arme à feu et obtenir un permis de port d’arme serait un meilleur choix.

Marco Ruiz : A propos de la self-défense, j’ai lu un article qui fait allusion à une intrusion de domicile que vous auriez vécue. Il était énigmatique, mais concluait que vous aviez géré la situation avec succès, une situation qui aurait pu tourner très mal.

Tobin Threadgill : Oui. C’était il y a longtemps. J’ai eu la chance de survivre. Je n’aime pas vraiment en parler mais je vais vous donner une version condensée. Je me suis retrouvé face à deux hommes qui ont fait irruption dans ma maison de toute évidence avec l’intention d’agresser ma femme qu’ils avaient suivie jusqu’à son domicile après un roulement tardif au travail. La situation s’est aggravée et même si j’ai réussi à désarmer les deux attaquants, une balle est passée à quelques centimètres de ma tête et j’ai été sévèrement coupé avec un couteau. J’y ai presque perdu la vie.

La principale leçon que j’ai appris de cet incident est que, malgré mon entrainement aux arts martiaux, je n’étais finalement pas préparé à ce type de menace. Si j’avais pris quelques précautions simples, ces hommes n’auraient jamais pénétré dans ma maison à mon insu. Même un chien qui aboie aurait été un précieux atout de self-défense ce soir là.

L’événement a changé ma vie et finalement mon état d’esprit dans les arts martiaux. Une autre chose que j’ai apprise est que si vous n’êtes pas mentalement prêt à tuer un autre être humain dans une situation comme celle que j’ai vécue, vous pouvez être obligé de prendre cette décision en un instant. J’ai eu la chance de réagir d’une manière avec laquelle je suis maintenant à l’aise. La décision de tuer une autre personne est grave et doit être abordée avant que la mort nous regarde en face. J’aurais pu mettre un terme à la vie d’un attaquant à un instant du conflit, mais j’ai choisi de ne pas le faire quand il n’était plus une menace directe pour moi. J’ai fait ce choix tout simplement parce que je sentais que c’était la bonne chose à faire à ce moment. Plus tard, la gravité de la situation et ce que à quoi j’ai dû faire face ont lourdement pesé sur moi. Finalement, j’ai réalisé que mon instinct pour une réponse mesurée a été un trait positif qui me permet de bien dormir avec le résultat. Je n’ai pas été formé pour être un bourreau ou un mouton. J’ai été formé pour engager une menace jusqu’à ce que je sois convaincu qu’elle ai été neutralisée et ensuite arrêter sans malveillance. Cela dit, si j’avais été forcé de tuer l’un des attaquants au cours du conflit, je dormirais tout aussi profondément.

Marco Ruiz : Wow ! Je suis époustouflé. Quelle histoire incroyable !

Tobin Threadgill : N’en faisons pas quelque chose de plus important que ce n’était ou quelque chose que ce n’était pas. C’est arrivé il y a 24 ans et j’étais mort de peur. J’ai connu un stress si intense que par la suite je ne pouvais pas entendre ou sentir quelque chose. Mes souvenirs de l’événement sont comme une expérience externe du corps. Des heures s’écoulèrent avant que le stress dû à la situation ne diminua. Je ne souviens pas clairement être allé à l’hôpital ou avoir été recousu dans la salle d’urgence. Le tout a été très surréaliste.

Compte tenu de cette expérience, l’une des choses que je suis venu le plus à apprécier au sujet de sensei Takamura était son état d’esprit martial. Il était d’un calme inquiétant sous stress. J’en suis venu à réaliser que ce trait de caractère était une compétence améliorée non seulement par son entraînement physique, mais aussi par l’entraînement mental et spirituel qui l’accompagnait. Il a vécu au quotidien entièrement selon ses propres termes, sans crainte ni inquiétude. Il y a beaucoup de monde qui parle de « vivre son budo » mais Takamura l’a vraiment fait. Son attitude et sa mentalité étaient le modèle qui m’a aidé à rejeter toute spéculation sur mes actions suite à l’attaque. L’incident est juste arrivé et a été traité de la meilleure façon possible à l’époque. Si un autre événement semblable se passe dans ma vie, je pourrais vivre ou je pourrais mourir. C’est juste un fait de la vie, je l’accepte maintenant sans trop d’inquiétude.

Marco Ruiz : Y a-t-il plus d’information que vous pouvez nous fournir à propos de cet événement ?

Tobin Threadgill : Il n’y a pas beaucoup plus à dire. Comme je l’ai dit, je ne suis pas vraiment à l’aise pour en parler parce que certaines personnes ont une impression erronée au sujet d’une telle histoire et en font un mythe. Cela banalise la gravité de ce qui s’est passé. L’événement a changé à jamais ma perception de ce que le budo est vraiment, mais c’est une expérience que je ne souhaite à personne. Un bon budo est vraiment une étude de la vie et la mort. Elle affecte la manière dont nous faisons face aux conflits et aux défis de la vie. Malheureusement, les gens font souvent une fixation sur la mécanique du budo et négligent ou rejetent les autres éléments tout aussi importants de l’entraînement. En conséquence beaucoup de gens traitent le budo comme un jeu. Le vrai budo n’est pas un jeu.

Marco Ruiz : Quel bon enchaînement, et concernant la compétition dans le budo ?

Tobin Threadgill : Quant à la compétition, nous ne faisons pas de compétition dans le sens moderne en TSYR*. Toutefois, à des niveaux supérieurs d’entraînement, nous intégrons des applications libres de nos techniques en opposition, force contre force. Il peut être vraiment risqué d’appliquer les clefs et les atemi dans ce cadre, aussi la progression de l’utilisation de la force est très strictement contrôlée, mais au fur et à mesure notre objectif est qu’une confrontation soit terminée aussi vite que possible. Au cours de mon entrainement au niveau joden j’ai pris et donné des coups aussi durs que tout ce que j’avais vécu en Muay Thai. Les clefs appliquées à pleine vitesse avec force sont très dangereuses. Il faut une habileté extrême et une grande sensibilité pour appliquer le kansetsu waza* dans un tel environnement sans risquer une blessure grave.

Marco Ruiz : Je ne savais pas ce type d’entraînement existait dans Koryu. Est-ce courant ?

Tobin Threadgill : Honnêtement, je ne suis pas sûr. Je sais que le Tenjin Shinyo Ryu comprend un entraînement intensif qui vise à tester la ténacité et la mentalité martiale d’une personne. Je crois que le Kashima Shin Ryu a une pratique similaire. En ce qui concerne le Araki ryu c’est certain. Vous devriez faire l’expérience d’Ellis Amdur vous attaquant férocement avec un bokken. Il faisait une démonstration à mon dojo une fois et a cassé un bokken sur le mien – un morceau m’a frappé dans la tête et s’est planté ensuite dans le mur du dojo. Si vous faites une erreur ou renoncez par peur à un moment comme ça, des os sont brisés ou pire.

Marco Ruiz : Les koryu sont fréquemment critiquées comme étant désuètes et irréalistes. Je suppose que vous êtes en désaccord avec cette conclusion.

Tobin Threadgill : Pas dans tous les cas, mais examinons le terme « irréaliste ». Si la critique signifie archaïque dans l’environnement actuel et donc irréaliste, je peux comprendre l’opinion et peut être d’accord sous conditions. Toutefois, si la critique veut dire irréaliste dans le contexte de l’art, je crains de ne pas être d’accord. Les Koryu, comme toute autre catégorie de budo, existent dans les limites et les paramètres de l’histoire et de ses buts. Sensei Takamura était catégorique : une Koryu doit rester fidèle à ses principes de base pour éviter de dégénérer en ce qu’il appelle « une jolie danse ». Cela ne signifie pas que je doive demander à mes élèves d’aller dans certains bar miteux et se retrouver dans un combat de rue, ou entrer dans certains sports modernes, comme l’UFC. Ce qu’il voulait dire était que les principes fondamentaux d’un art doivent être constamment mis au défi dans le contexte et les hypothèses qui fondent l’art.

Tester les principes d’un art dans le contexte de sa création est un test valide qui maintient l’art comme une entité martiale vivante au lieu d’une coquille vide. Les gens qui disent que toutes les koryu sont irréalistes, basent cette opinion en testant une koryu en dehors de ses paramètres d’origine. C’est comme prendre un couteau pour une fusillade. Voyons, si vous êtes étudiant d’un bujutsu classique issu de champs de bataille, l’apprentissage du jet de grenade à main est une compétence existant en dehors du contexte historique de l’art. Si toutefois une école de sabre classique emploie une tactique en utilisant un timing précis, mais que les élèves ne pratiquent jamais ce timing en assaut libre contre un adversaire qui peut utiliser les feintes et des attaques à contre-temps, comment l’étudiant peut-il internaliser de manière réaliste ce principe ? Les écoles de koryu budo vivantes doivent avoir un mécanisme pour valider les principes et les tactiques dans leur contexte d’origine pour s’assurer que rien d’essentiel n’a été perdu, compromis ou corrompu.

Un enseignant compétent peut aider les élèves à creuser profondément dans les principes de base d’un koryu puis leur permettre de les tester dans le contexte approprié. Cela fait partie du Shu Ha Ri*. Il est de mon avis que ce type de d’entraînement est indispensable car le test est une investigation physique et intellectuelle qui enseigne à l’étudiant comment comprendre et intérioriser un principe dans toute sa profondeur historique et technique. Une koryu, ou toute école de budo qui refuse de tester ses principes de base risquerait inévitablement de dégénérer en une représentation de théorie académique excluant toute vitalité ou étincelle de réalisme.

Marco Ruiz : Pratiquer une telle forme archaïque du budo est évidemment une quête unique. Pouvez-vous nous donner un aperçu de pourquoi vous avez choisi d’étudier une Koryu ?

Tobin Threadgill : J’ai étudié avec enthousiasme les formes modernes du budo, de 1978 jusqu’à 1993 environ. L’escrime occidentale, Wado ryu, le Muay Thai boxe et une brève incursion dans le Jeet Kune Do ont été mes favoris. Je suppose que je suis devenu de plus en plus fasciné par les arts martiaux classiques du Japon, tant du point de vue technique que du point de vue historique autour de 1986. Avec tant d’histoire et de profondeur technique dans le programme d’étude, j’ai réalisé que le budo classique était une de ces choses que je pourrais étudier pour le reste de ma vie sans jamais m’en lasser.

Du point de vue purement historique, l’étude d’un sogo Bujutsu classique (art martial complet) comme le Shindo Yoshin ryu est un exercice fantastique pour vivre l’histoire du budo au lieu de le pratiquer pour des raisons strictement personnelles. Etudier l’histoire et la lignée de l’art, se rendre compte que vous êtes activement engagé dans une tradition de connaissances qui a été transmis de génération en génération, tout cela est une entreprise fascinante et très enrichissante. Vous faites partie de quelque chose de beaucoup plus grand que vous-même. Une telle étude est une énorme responsabilité cependant, et quelque chose qui ne peut pas être pris à la légère. C’est une responsabilité qui devrait peser lourdement sur tous ceux qui poursuivent cette étude.

Un autre aspect de l’étude classique qui la différencie des écoles plus modernes est l’intégration d’éléments spirituels dans le cursus de formation. Le Shinto est profondément imbriqué dans le Takamura ha Shindo Yoshin Ryu. En tant que tel, un étudiant de Shindo Yoshin ryu est exposé à différents rituels du dojo et pratiques associés au Shinto. Les instructeurs doivent à la longue mémoriser différentes Norito (prières) et des rituels du dojo. Ces rites et prières fonctionnent aussi comme des symboles d’initiation à des niveaux spécifiques de l’étude.

Oharae shinto effectué au hombu dojo du Shindo Yoshin kai

 

(Photo : Oharae shinto effectué au hombu dojo du Shindo Yoshin kai)

Marco Ruiz : C’est très intéressant. Donc les prières fonctionnent non seulement comme une partie de l’héritage spirituel de l’art mais aussi comme preuve de l’accès aux enseignements spécifiques ?

Tobin Threadgill : Oui. Au moment où un étudiant reçoit une licence Joden Gokui, il a mémorisé 8 ou plus Norito, beaucoup d’entre eux sont assez longs. Certains de ces Norito sont associés à des niveaux spécifiques de savoir et d’autorité au sein du Kai*. Si quelqu’un inconnu pour moi se réclame d’un certain niveau d’enseignement en TSYR, il doit être capable de réciter le Norito associé à ce niveau d’initiation. Tout cela est assez complexe et unique au TSYR.

Marco Ruiz : Cela semble très spécifique culturellement. Ce niveau de familiarité avec la culture japonaise et la religion est-il normale dans une Koryu ?

Tobin Threadgill : Oui et non. Différentes écoles de Koryu exigent différents niveaux de familiarité avec la culture japonaise. Il est vrai qu’une Koryu nécessite souvent une étude beaucoup plus complète de la culture Japonaise que le budo moderne, mais cela varient d’une école à l’autre. Certaines koryu exigent la maîtrise de la langue japonaise. Toutes demandent une certaine familiarité avec les coutumes sociales japonaises.

Marco Ruiz : Donc, si vous n’avez pas fini d’apprendre comment continuez-vous sans votre professeur pour vous guider ?

Tobin Threadgill : Il me guidera toujours. Il m’a imprégné d’outils et de détermination pour continuer ma quête d’apprentissage. Lorsque vous recevez une licence de niveau avancé dans une Koryu, cela signifie que vous connaissez tous les kata et avez intériorisé l’omote*. A ce stade, vous commencez à saisir la véritable profondeur de l’ura, ou la face cachée de l’art. Comme vous continuez votre étude, on attend que vous développiez une expression personnelle de l’art toujours fidèle à ses origines. Avec chaque nouvelle génération dans un art martial classique, le directeur de l’école a la responsabilité d’ajouter ce qu’il a absorbé de nouveau dans la tradition. C’est parce qu’il est impossible pour tout enseignant de transmettre 100% de ce qu’il sait. Donc, si je n’enseigne seulement exactement que ce que mon professeur m’a appris, quelque chose est inévitablement perdu. Si cela se poursuit à travers les générations successives une grande partie de la sagesse et de la connaissance de l’ura peuvent être perdues. Takamura m’a fourni les outils et les méthodes pour transcender son propre enseignement. Avec cette connaissance je peux accéder à la sagesse de tous les enseignants passés. La sagesse de nombreuses générations est disponible si l’étudiant a les outils et la détermination pour y accéder.

Marco Ruiz : Cela sonne un peu surnaturel.

Tobin Threadgill : Eh bien, c’est certainement l’un de ses aspects. Les influences ésotériques Shinto sont une partie importante du TSYR mais il y a aussi des façons concrètes d’interpréter mes propos.
Je suis chargé de la responsabilité d’accéder à la sagesse profonde du Kai et de m’assurer que mon expression de cette sagesse est enseignée à mes étudiants. Dans chaque génération, quelque chose peut diminuer, mais quelque chose est également renouvelé. À notre avis, les principes sont les enseignements de base de toute école de budo. Vous pouvez adapter le waza* ici et là ou ajouter des variations pour répondre aux réalités modernes, mais vous ne pouvez pas compromettre ou altérer les principes. Un jour, je peux découvrir quelque chose qui, je ressens, fonctionne un peu mieux que la façon dont mon professeur me l’a enseigné. Si j’institue un tel changement, il doit se produire sur de longues périodes de temps et des essais intensifs. De tels changements ne peuvent pas être aléatoires ou pris à la légère car ils peuvent être néfastes, obscurcissant la sagesse durement acquise de maîtres passés. Sensei Takamura disait toujours que les changements hasardeux étaient « kegare », une manifestation de la corruption causée par l’ego, l’arrogance ou l’insécurité. Intégrer de nouveaux principes ou contradictoires risque d’altérer l’identité de l’art, de le déconnecter de ses racines techniques et de la sagesse intellectuelle. les Budo classiques peuvent évoluer mais ils doivent le faire dans le cadre de leurs principes de base pour refléter leur véritable patrimoine.

Marco Ruiz : Je n’ai jamais vraiment compris cela au sujet des koryu mais vous entendre l’expliquer comme cela est parfaitement logique. Sur le thème de l’apprentissage, votre professeur a écrit un essai fantastique sur Shu Ha Ri. Quelle est votre point de vue sur cette méthode d’enseignement ? Pensez-vous qu’il est toujours pratique dans la société moderne d’aujourd’hui ?

Tobin Threadgill : Bien sûr, pourquoi pas ? Shu Ha Ri est la méthode classique de transmission des savoirs dans la culture japonaise.

La première étape, «Shu», est de prendre un kata classique et vous immerger totalement à l’intérieur sans aucune pensée de variation. C’est la maîtrise de l’orthodoxie.
«Ha» est prendre le kata et saisir la profondeur dans ses principes et créer ensuite une expression individualisée du kata comme un henka ou variation. La mise en garde est que ces variations ne doivent être fondées que sur les principes et les waza existant dans le kata d’origine.
«Ri» est lorsque le pratiquant est tellement immergé dans l’art et sa théorie que les katas ne sont plus nécessaires. Le mouvement devient une représentation involontaire de pur principe. Il n’y a aucune pensée consciente associée à l’exécution de l’art parce que la représentation du pratiquant s’est transformée en une méditation en mouvement basée sur des principes dépourvus de forme intentionnelle. Les pratiquants atteignant Ri ont vraiment maîtrisé leur art. En les observant, ils semblent presque psychiques, capables de percevoir l’intention et l’action même d’un adversaire avancé avant qu’elle ne survienne. En vérité, ils ont développé une sensibilité et une efficacité du mouvement à un tel degré qu’il n’y a tout simplement aucune initiative ou inertie mentale impliquée dans le conflit. Ils sont tellement en avance sur l’intention de leur adversaire que l’adversaire est déjà vaincu avant qu’il ne puisse les menacer.

Marco Ruiz : Cela ressemble beaucoup à la définition de l »aiki » par l’Aïkido ou le Daito ryu !

Tobin Threadgill : (Rire) Je ne vais pas entrer dans le bourbier de définir ce qui est ou n’est pas « aiki. » Laissez-moi juste dire que de nombreux principes stratégiques et tactiques existent sous des noms différents. Conclure que le nom ou la stratégie que vous employez dans votre art martial particulier, est unique ou inconnu par d’autres est assez illusoire et démontre une faiblesse qui peut être exploitée. Si vous supposez toujours que votre adversaire est aussi habile que vous l’êtes, vous avez une bien meilleure chance de survie ou de victoire.

Marco Ruiz : Le programme de Shindo Yoshin est énorme. 305 kata! Comment les maintenez-vous tous ?

Tobin Threadgill : Tous nos kata sont organisés et classés sur 6 rouleaux différents. Évidemment, un enseignant doit se rappeler scrupuleusement les katas individuels pour bien les enseigner, mais la structure organisationnelle rend cela plus facile. Heureusement, j’ai un sens inné pour le rappel visuel. Pour de nombreux étudiants cependant, c’est un exercice de mémoire. Nous avons quelques pratiques shinto ésotériques qui visent à développer un meilleur sens du souvenir, mais franchement, sans un bon talent pour la mémoire, un élève est en difficulté. Mon conseil est de tout écrire en détail dans un cahier ou prendre un caméscope. Maintenir notre mokuroku* est une tâche ardue.

Marco Ruiz : Lors de notre session d’entrainement votre expression de la technique démontrait par moment une application très douce et pourtant j’ai été incapable d’y résister. Le résultat était incroyablement puissant. Pouvez-vous expliquer comment vous faites ?

Tobin Threadgill : C’est une question que l’on me pose tout le temps. Les gens voient ce type d’application en vidéo ou à une démo et pensent que c’est mis en scène ou bidon. Vous pensiez la même chose, non ? Puis vous avez senti la technique en personne et avez changé d’avis. Pourquoi ?

Marco Ruiz : Je ne pouvais pas sentir comment vous me bougiez ou me projetiez. Je veux dire, je pouvais me sentir bouger, mais la source du mouvement était difficile à établir. Être incapable de comprendre le direction ou la source de la puissance fait qu’il est impossible de bloquer ou de contrer la technique.

Tobin Threadgill : Ce type d’exécution est très difficile à expliquer mais je vais essayer.
Un jujutsu avancé est censé être très subtile dans son application. « Résultat maximum pour un minimum d’effort » est une maxime populaire. Malheureusement, de nombreux principes de haut niveau de jujutsu ont été abandonnés après la période d’Edo. Deux aspects rendent la situation plus confuse: la prépondérance d’entrainements trop coopératifs dans certains arts et une dépendance excessive sur la force musculaire chez les autres.

Par exemple, un aïkidoka volant autour de la pièce sans la moindre provocation peut ressembler à du jujutsu avancé mais croyez-moi, le ressenti d’un bon  Shindo Yoshin ryu est très différente des formes d’aïkido qui sont presque de la danse.

A l’inverse, un judoka faisant de la gonflette sur des appareils de musculation et ressemblant à M. Univers insuffle une mauvaise sensibilité à son corps et à son mental pour développer des techniques de judo de haut niveau. Il est impressionnant, mais malheureusement maintenant rare, de voir un technicien de judo de talent vaincre un adversaire plus grand et plus fort avec l’application très subtile du waza de Judo.

L’application d’un waza fin et sophistiqué nécessite des sens très développés. Sensei Takamura avait l’habitude de toucher quelqu’un légèrement sur le bras et de dire « Je peux sentir l’intérieur de vos orteils. » Ce qu’il voulait dire était que par un contact léger, il pouvait sentir toute la structure corporelle de quelqu’un sans le menacer. À ce point l’adversaire serait très vulnérable sans s’en rendre compte. Sensei Takamura était catégorique: ce n’est pas une force magique ou la forme mystique du «ki», mais une connexion physique très raffinée. Développer vos sens à un niveau extrême est un aspect très important du Myoden waza du TSYR, notre kata du niveau le plus avancé.

Marco Ruiz : Ainsi, les waza* Myoden sont tous très fins ?

Tobin Threadgill : Pas nécessairement. L’application fine d’un waza est beaucoup moins décisive dans l’application à mains nues que dans un art comme le kenjutsu. Sensei Takamura soulignait souvent que l’application fine du jujutsu avait plus de valeur comme une étude de la mécanique corporelle avancée et de la manipulation mentale que comme une technique de taijutsu pratique. Parfois, une entrée d’abord fine ou une feinte sophistiquée peuvent entraîner une application destructrice d’une technique de jujutsu classique, cependant, c’est avec une arme tranchante que ce waza très fin démontre vraiment sa supériorité. Si je peux tromper mon adversaire grâce à l’application fine de la technique de kenjutsu, une épée aiguisée devient décisive d’une manière que les projections ou les frappes ne peuvent pas.
Malheureusement, ce qui s’est passé dans certaines écoles d’arts martiaux internes, c’est qu’elles ont évolué vers une expression limitée et irréaliste de techniques de haut niveau. En TSYR nous visons non seulement l’exécution technique de manière efficace, mais aussi maintenir l’option d’employer une frappe destructrice, une projection cinglante ou de sortir une arme tranchante pour terminer. Chaque technique de TSYR commence et finit par un atemi. Sans la prise en compte d’une fin décisive à un conflit, la subtilité de l’exécution est gaspillée.

Marco Ruiz : Oui, je vois ce que vous voulez dire. Vous avez mentionné le « ki ». Employez-vous le ki en TSYR ? Si oui, le « ki » est-il la source de la puissance interne que vous avez mentionnée plus tôt ?

Tobin Threadgill : Pas vraiment. Tout d’abord, le terme lui-même est problématique. Les gens sont constamment en train de débattre sur ce que le «ki» signifie. Certains sont tellement arrogants qu’ils pensent réellement qu’ils peuvent définir strictement le terme pour le reste d’entre nous. Regardez le kanji et les radicaux qui le créent. Comme beaucoup de termes japonais, «ki» est une définition générique et totalement dépendante du contexte. Il peut signifier des choses aussi diverses que la force de vie, l’esprit ou les processus mentaux. «Ki» dans notre expression du budo est un terme générique, au sens large, complexe et nuancé. «Ki» dans TSYR est l’intégration de la force interne, la perception de l’intention, la manipulation des processus involontaires physiques et mentaux, ainsi que plusieurs autres enseignements internes à l’école. Ainsi, «ki» n’est pas la source de notre puissance interne- la puissance interne est l’un des composants que nous utilisons dans le développement du «ki».
Concernant la «puissance interne», ce concept est également difficile à définir strictement. Il y a autant de définitions de ce concept que d’écoles qui prétendent l’enseigner. En TSYR nous avons une série de kata appelés « Nairiki no Gyo ». Ces kata cherchent à cultiver les compétences spécifiques du corps associés au développement de l’énergie interne. Mais quelles sont exactement ces compétences et comment sont-elles employées dans le kata pour développer la force interne? Faisant partie de notre gokui, je ne suis pas autorisé à en discuter en détail à l’extérieur du kai, mais je peux vous donner une idée générale de ce qu’ils sont. Ce sont des exercices en solo qui inculquent le bon équilibre, le mouvement et l’application musculaire utilisés dans notre curriculum général. Ce type d’exercices est en fait assez omniprésent dans les écoles de jujutsu japonais de la période Edo, bien qu’ils soient peu familiers aux non-membres de koryu japonaises. Selon la tradition du Yoshin ryu, cette forme de formation du corps a été introduite au Japon de la Chine dans la période de mi-Edo. Dans le cas du Yoshin ryu, les Nairiki no Gyo étaient des adaptations créées spécifiquement des pratiques chinoises dans le but d’améliorer l’étude et l’application de compétences corporelles spécifiques nécessaires dans le curriculum du Yoshin ryu.

Joden Gokui, Jin no Maki, Ten no Maki et Joden Kishomon du TSYR de Toby Threadgill décernés par Yukiyoshi Takamura (1998)

 

(Photo : Joden Gokui, Jin no Maki, Ten no Maki et Joden Kishomon du TSYR
de Toby Threadgill décernés par Yukiyoshi Takamura (1998)

Marco Ruiz : Pourriez-vous offrir des conseils aux personnes cherchant à s’entraîner aux arts martiaux ? Comment suggérez-vous qu’ils trouvent un enseignant compétent ?

Tobin Threadgill : La première chose que quelqu’un qui s’intéresse aux arts martiaux doit faire est de définir ses objectifs. L’entraînement des arts martiaux offre divers avantages et capacités. Il a besoin de se demander ce qui l’a attiré en premier lieu? Une fois qu’il peut répondre à cette question, il peut se focaliser sur cet objectif sans compromis ou distraction. L’Internet peut être une ressource fantastique pour trouver un bon professeur, mais il faut se méfier de ces personnes sur des forums de discussion publics fournissant ce que j’appelle des « infopublicités budo ». Quand quelqu’un prétend avoir tous les secrets ou est prêt à vous fournir des connaissances que personne d’autre n’a, fuyez. Cette attitude seule est une raison suffisante pour disqualifier une personne en tant que professeur potentiel. Vous devriez chercher l’humilité chez un enseignant, non un baratineur ou un fanfaron.
Malheureusement, les arts martiaux sont un environnement pour acheteur averti. Méfiez-vous de quiconque désireux de vous faire signer un contrat. Les meilleurs instructeurs d’arts martiaux ne gèrent pas leurs dojos comme des vendeurs de tapis. Plus important encore, toujours faire attention à votre instinct. Rappelez-vous vos objectifs initiaux et ignorez les démonstrations flashy ou le baratin commercial qui sont conçus pour vous distraire de votre raison initiale pour la pratique des arts martiaux. Si les raisons de vous entrainer changent, cela devrait être une évolution ou un parcours personnel basé sur l’expérience, pas quelque chose influencé par le battage marketing ou une démonstration fantaisiste. En ce qui concerne les enfants, je recommanderais un karaté traditionnel, le judo ou l’aïkido dans un dojo dirigé par un enseignant avec des références impeccables.

Marco Ruiz : En conclusion, je dois dire que votre dojo est fantastique. C’est le type de dojo dont tous les pratiquants d’arts martiaux japonais rêvent. Pour rendre tout cela encore plus enviable, l’enseignement est à la hauteur de sa réputation. J’espère que vos élèves réalisent la chance qu’ils ont.

Tobin Threadgill : Eh bien, ils sont un bon groupe. Je suis chanceux de les avoir.

Quelque chose qui doit être souligné est que je ne suis qu’un gardien temporaire du TSYR. Mon devoir comme kaicho est de transmettre l’art d’une manière qui assure sa survie en tant que représentation vitale et vivante de ses origines. Les koryu sont dans une situation précaire de nos jours, même au Japon. Ils ne peuvent pas être reconstituées après que la transmission directe ai été perdue. Si les étudiants potentiels ne reconnaissent pas leur valeur, les Koryu tomberont dans l’obscurité. Je pense que ce serait une perte tragique pour la grande communauté des arts martiaux.

Hombu dojo du Takamura ha Shindo Yoshin ryu à Evergreen, Colorado (USA)

 (Photo : Hombu dojo du Takamura ha Shindo Yoshin ryu à Evergreen, Colorado (USA) )

Marco Ruiz : Merci pour l’interview et l’introduction au TSYR.

Tobin Threadgill : Tout le plaisir est pour moi.

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Notes du traducteur :

  • Directeur de l’école : traduction choisie pour “Headmaster”. Le terme Soke en japonais est aussi souvent utilisé bien qu’imparfait (voir la définition de Soke sur Wikipedia), il n’est néanmoins pas employé dans la tradition du Takamura ha Shindo Yoshin Ryu.
  • JACL : Japanese American Citizens League, une organisation pour les droits des américains japonais aux Etats-Unis.
  • Kai : organisation de l’école (Takamura ha Shindo Yoshin Kai)
  • Kansetsu waza : techniques de contrôle articulaire
  • Koryu : ancienne école d’arts martiaux
  • Koryu books : www.koryu.com
  • MMA : Mixed-Martial Art, arts martiaux mixes popularisés par les UFC.
  • Mokuroku: catalogue du curriculum de l’école
  • Omote : forme visible/externe des katas
  • Période Edo : période allant de 1600 à 1868.
  • Shu Ha Ri : mode d’enseignement traditionnel, voir en anglais : Shu ha ri
  • TSYR : abréviation de Takamura ha Shindo Yoshin Ryu.
  • Waza : la technique
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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

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