Mu gamae : un pont entre l’Aïkido et le Shiatsu

Merci de partager l'article sur :

Article publié dans Dragon Magazine Spécial Aïkido n°23

Le message de paix de l’Aïkido tient tout entier dans sa position de garde la plus connue : mu gamae. Grâce à elle, le pratiquant ne montre aucune intention agressive. Mieux encore, il met son corps et son esprit entièrement à disposition de son partenaire. C’est exactement le même état que le praticien de Shiatsu atteint lorsqu’il se prépare à toucher son patient. Comparons les deux techniques, leurs buts et les moyens d’y parvenir.

Tous les pratiquants qui viennent à l’Aïkido avec un bagage martial déjà bien établi dans d’autres disciplines sont toujours très étonnés par l’absence de garde. En effet, il n’est pas (ou peu *) enseigné aux aïkidokas de se mettre dans une position de garde claire, les bras vers l’avant, pour permettre de raccourcir le temps de réaction face à une technique et, par là même, se protéger. Pour comprendre cela, il faut étudier le principe de « mu gamae » via une approche sémantique.


O Senseï après la prière. Notez bien la position de ses mains même quand il ne pratiquait pas. Mu gamae est constamment en place, prêt à recevoir et à donner.

Le terme de « mu gamae » signifie « garde vide », que l’on traduit trop souvent et trop rapidement par « sans garde ». Il faut bien faire attention aux mots que l’on utilise. « Sans garde » indique un état physique, tandis que « garde vide » indique un état de perception mentale. C’est pourquoi Tomiki Senseï parlait souvent « d’esprit vide » pour traduire ce terme. « Mu » (無) signifie « absence », « pas de », que par extension on traduit aussi par « vide », notamment selon l’acception taoïste et bouddhiste.

Quant à « gamae » (構え) cela signifie « base », que l’on traduit approximativement par « posture » cela devient par extension et facilité de langage « garde ». Ce terme n’est pas à confondre avec tachi (立ち) qui cette fois veut exactement dire « position ou posture ». Le gamae est la posture de tout le corps, mais c’est également la posture mentale du budoka, ce qui donne une double interprétation à ce mot, qui peut aussi bien signifier une posture physique que mentale. On parle alors de « Mu shin mu gamae » soit « esprit vide et posture vide ».

Le Cœur et l’Esprit tranquille

La garde de base de l’Aïkido se traduit par un corps détendu et des mains basses, placées le long des hanches, avec un esprit complètement vide, sans attente particulière. Cette garde n’est absolument pas instinctive. Devant le danger que peut représenter un opposant, le message envoyé par notre cerveau via l’hormone du cortisol consiste à se crisper musculairement pour se battre ou pour fuir. Le réflexe naturel serait donc de se recroqueviller, de s’abaisser pour offrir moins de surface et de tendre les bras en avant pour contrer toute attaque. À l’inverse l’Aïkido enseigne à baisser les bras, à se détendre et à ouvrir son Cœur et faire taire son mental. Ainsi, le pratiquant expérimenté pourra accueillir tout ce qui vient à lui, l’agression verbale, physique ou émotionnelle, avec une tranquillité intérieure bien ancrée.

Le praticien de Shiatsu ne fait pas autrement lorsqu’il reçoit son patient. Depuis l’accueil à la porte d’entrée jusqu’au moment délicat qui consiste à déposer ses mains pour la première fois sur le corps de l’autre, tout son corps exprime le même état de décontraction, d’ouverture du Coeur et d’absence de pensée anticipative. Certes, on pourra rétorquer que le contexte n’est pas le même, mais est-ce si sûr ? Lorsqu’une personne vient voir un praticien, il cherche au minimum à déposer un poids qui lui pèse et au maximum à combattre ce qui le ronge à l’intérieur. C’est donc un combat intérieur qui s’engage au sein du receveur, et un combat de fermeté et d’accompagnement qui se déroule chez le praticien. Il ne faut pas sous-estimer l’intensité de ce moment, qui n’est d’ailleurs pas sans douleur. Ce n’est pas parce qu’extérieurement on voit assez peu de choses que la séance n’en est pas moins intense. Les forces qui sont en jeu durant un Shiatsu peuvent parfois laisser et le praticien et le receveur complètement vidés. Dans ce contexte, si le praticien montre par son langage non verbal qu’il n’est pas entièrement à l’écoute et disponible pour l’autre, on peut être certain que la séance ne portera pas ses fruits. En revanche, si le praticien se met physiquement et mentalement en état de réceptivité, il pourra développer son empathie et accompagner la personne dans ses chemins intérieurs. Pour cela, le praticien doit baisser toutes ses gardes pour permettre au patient de s’exprimer, par le verbe et par le corps. Nous retrouvons donc bien une similitude entre les deux techniques.


Dans le calme, les mains et le Cœur travaillent de concert pour permettre au jusha (receveur) de passer au travers de sa bataille intérieure.

Dans les arts martiaux, un agresseur est également une personne blessée, en souffrance, qui cherche à faire sortir son désespoir, ses peurs, son agressivité, en s’en prenant à autrui. Si l’on aborde l’agresseur de cette manière, comment pourrions-nous lui en vouloir et ne pas avoir de compassion pour lui. C’est pourquoi tout comme en Shiatsu, l’Aïkido propose alors de détourner le flux de l’agression pour le retourner contre la personne vindicative, et enfin l’immobiliser pour lui laisser le temps de prendre conscience du non-intérêt de son action, si possible en ne mettant aucune violence dans la technique. C’est là qu’interviennent les notions de Vide et de bonté. Tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec Tamura senseï, ou mieux encore avec O Senseï, témoignent unanimement qu’il était impossible de savoir ce qui c’était passé après avoir lancé une attaque. La technique n’était pas contrée, ne provoquait pas de réaction dure ou souple, et le receveur n’indiquait aucune volonté particulière. L’attaquant ne ressentait qu’un Vide dans lequel il tombait, mais sans aucune violence. La violence est une volonté du mental qui consiste à nuire à autrui, en cherchant à le blesser. Lorsqu’une personne vous fait mal dans la vie de tous les jours (tromperie, mensonge…), on le premier réflexe consiste à lui rendre la pareille, car sous le coup de la colère, nous avons l’intention de nous venger. L’Aïkido professe l’inverse. Ouvrir son Cœur, n’avoir aucune intention mentale, baisser les bras, se détendre, respirer et placer son attention dans le hara sont autant d’actes volontaires (et anti-naturels) qui cherchent à effacer le conflit avant même qu’il se déploie. Avec cette attitude, il est plus facile de comprendre ce que le fondateur vouloir dire lorsqu’il professait que l’Aïkido est amour.

Bataille intérieure, sourire extérieur

Dans le Shiatsu la souffrance du receveur (ici on utilise le terme de jusha) cherche également à mordre, à faire mal, bref à s’exprimer, généralement contre la personne elle-même, parfois contre le praticien même si ce n’est pas lui qui est visé. Celui-ci va s’ouvrir et ne pas dresser de barrière entre lui et le patient. Mieux encore, il réduit tranquillement la distance entre les corps, comme dans un combat, mais sans aucune volonté particulière. Il place son corps aux côtés de la personne et met un ou deux genoux au sol faisant montre d’humilité et de mise à disposition pleine et entière. Au moment où les mains se posent, il continue son approche et va à la recherche des nœuds, des blocages et des douleurs intérieures afin de les libérer. A nouveau, c’est une véritable bataille qui a lieu et le patient souffre et parfois même rue dans les brancards. Inconsciemment, il transfère vers le praticien des émotions, des intentions, une énergie et même des mots qui peuvent blesser, mais le praticien reste ferme et sans pensée tandis qu’il utilise la pression. Il guide vers la délivrance, comme pour montrer à la douleur (quelle qu’elle soit) l’inanité de sa présence et le chemin de la sortie.

En Shiatsu les étudiants parlent souvent des retours désagréables de l’énergie dégagée par le corps du jusha, qui remonte par les mains et envahit le corps. Si un praticien bloque cette énergie soi-disant mauvaise, il créé une tension intérieure qui va trouver sa force opposée et une lutte infernale s’engage entre vouloir soulager la personne mais ne pas lui permettre de sortir l’énergie qui risquerait de le blesser. Ce comportement n’est pas correct et encore moins logique. On ne peut pas vouloir aider et se protéger en même temps. Le praticien, grâce à son ancrage, sa respiration, son Esprit Vide, va laisser l’énergie du patient le traverser, passer par sa poitrine et trouver son Cœur. Là le Ki du jusha va rencontrer celui du shiatsushi, et un phénomène de transformation/transmutation survient tout naturellement. La tension est alors dissoute, tout d’abord dans le Cœur, dans la compassion du shiatsushi, avant de retourner, apaisée, chez le receveur. À la fin d’une heure de ce travail, le patient sort de ses profondeurs avec un sourire et les yeux qui brillent, un sentiment de gratitude l’envahit, même si ce ne fut pas facile, qu’il y eut de la souffrance et des larmes. Sans l’état d’esprit et de corps de mu gamae, tout cela aurait été impossible à réaliser.

Non-violence avant tout

Le processus décrit juste avant n’est pas très différent de ce qui se passe lors d’une technique d’Aïkido. L’attaquant lance un mouvement qui déclenche une bataille, le défenseur ne s’en inquiète pas, il s’ouvre à lui, détourne le mouvement dans une spirale et referme celle-ci sur le corps de l’attaquant. Il n’y a pas de colère, pas de récrimination. L’esprit est calme et le Cœur est ouvert à ce qu’apporte l’autre. A la fin, on peut sourire, comme à la fin d’un traitement Shiatsu. La ressemblance entre les deux techniques est vraiment saisissante. D’ailleurs, le mot Aïkido indique que l’on utilise le Ki pour l’unir à l’autre, exactement comme en Shiatsu le praticien ne fait plus qu’un avec le Ki de celui qui souffre.


Sans violence, les mains ouvertes, l’Aïkido et le Shiatsu montrent la joie de vivre.

Durant toutes les années où j’ai pu pratiquer aux côtés de maîtres d’Aïkido, je ne suis jamais sorti d’un cours avec de la rancœur, mais toujours de la joie et de la reconnaissance. J’ai eu souvent mal, j’ai parfois voulu faire mal, mais j’ai toujours était ramené à moi avec tranquillité et puissance, sans que je puisse m’échapper aux conséquences de mes actes ni inventer des excuses en accusant les autres pour l’attaque que j’avais faite. Le maître ou le professeur d’Aïkdo m’a toujours accueilli avec le sourire, le regard perçant, le corps sans garde, afin de me démontrer, encore et encore, la vanité de toutes mes attaques. Finalement, avec le temps, j’ai trouvé la paix et la pratique des arts martiaux se poursuit à travers le Shiatsu, en appliquant exactement les mêmes principes : attention, tranquillité, absence de garde, empathie, résolution pacifique du conflit et finalement non-dualité. Aussi il n’est pas rare lors d’une séance Shiatsu de revoir la bienveillance, le regard d’aigle et le sourire d’un maître d’Aïkido ou lors d’un combat martial la tranquillité et la présence sans faille d’un maître de Shiatsu.

Merci de partager l'article sur :

Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

16 − 15 =

*

Fudoshinkan - le magazine des arts martiaux