Thierry Costa : le Serpent du Taichichuan

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thierry CostaMalgré le titre de cette interview, Thierry Costa n’a rien d’un Serpent. Bien au contraire, c’est un humain bon vivant, un enseignant épanoui et un chercheur passionné en Taichichuan (taijiquan en chinois). En revanche, j’ai toujours été surpris par la façon dont il pratiquait le Taichichuan. Avec les années et en le suivant discrètement à distance, j’ai compris qu’il enseignait le style du Serpent. Une invention ? Pas vraiment ! Une blague ? Encore moins, car il est le président de l’ISSA (International Snake Style Association) présent dans plus d’une dizaine de pays. N’en tenant plus de curiosité, je l’ai invité pour qu’il nous raconte l’édifiante histoire de ce style unique de Taichichuan.

Thierry, si en Taichichuan on connait de réputation le style Yang et le style Chen, d’où vient ce style du Serpent que tu enseignes ?

Thierry Costa : Tu viens de dire Chen et Yang qui sont deux des grandes familles du Taichi. Il faut savoir que la famille Chen est proche du Bouddhisme et que la famille Yang est plutôt proche du Taoïsme, ce qui permet de situer leurs influences respectives. Et au sein du Taichichuan de la famille Yang, il y a trois styles : la Grue, le Tigre et le Serpent. Le style du Serpent n’est donc pas quelque chose en dehors de ces familles-là. Mieux encore, le style du Serpent existe depuis les débuts du Taichi. Mais il était pratiqué uniquement entre les maîtres et enseigné uniquement aux disciples, mais pas aux élèves de l’école. C’est pourquoi souvent on parle du style caché ou secret de l’école la famille Yang.

Ip Tai Tak, le dernier grand maître chinois à connaître ce style de Taichi de la famille Yang, a eu deux disciples. L’un est John Ding, un chinois basé à Londres et le second est Robert Boyd, un américain vivant dans le Vermont (NDR : dont le nom chinois qui lui fut donné est Bao Tak Fai). Maître Ding n’a pas pratiqué le style du Serpent car il pratiquait le style du Tigre et il voulait approfondir ses connaissances dans ce domaine auprès de Ip Tai Tak[i].

Ip tai tak

(Maître Ip Tai Tak dans sa jeunesse)

De son côté Robert Boyd était un karateka et étudiait au Japon. Lorsqu’il était jeune, il se faisait toujours avoir par d’autres combattants, et ce malgré qu’il soit 2e, 3e puis 4e dan. Un jour excédé, il demanda à son senseï ce que les autres avaient de plus que lui pour qu’il soit battu régulièrement en karaté. La réponse fut « les autres font du Taichi ». Alors, il se met à étudier le Taichi. Le style le plus connu et répondu-  en occident notamment – est le style du Tigre de la famille Yang. Entre temps, il s’installe à Hong-Kong et là, on lui parle du maître Ip Tai Tak. Intéressé, il cherche à suivre ses cours. Mais voilà un grand américain jovial d’un côté et un chinois méfiant de l’autre, on imagine aisément que les débuts ne furent pas faciles. C’est grâce à la fille d’Ip Tai Tak que la rencontre a pu avoir lieu, car elle était parfaitement bilingue chinois-anglais, (dans un restaurant). Ip Tai Tak lui pose alors la question « veux-tu être mon élève ou mon disciple, car c’est très différent » ? Finalement après réflexion, Robert Boyd demande à être son disciple.

ceremonie disciple Bao Tak Fai

(Photo de la cérémonie officielle où Robert Boyd, devient Bao Tai Fak, unique disciple de Ip Tai Tak)

Combien de temps a duré cet apprentissage ?

Portrait Ip Tai TakT.C. : Cela a duré de 2001 à 2004, date du décès de Ip Tai Tak. Lorsqu’il a accepté d’être son disciple, la réponse fut « Alors oublie tout ce que tu sais du Taichichuan». C’est très dur, car le corps avait déjà depuis des années acquis une forme entre le karaté et le Taichichuan du Tigre, une manière de bouger, des schémas bien inscrits.

Mais après 3 ans de travail intensif dans le style du Serpent, Ip Tai Tak le convoque un peu avant sa mort pour lui transmettre les livres de Taichichuan de la famille et les rouleaux attestant de sa maîtrise.

C’est court pour apprendre un style de Taichichuan je trouve, non ?

T.C. : Oui, mais le temps était compté pour Ip Tai Tak[ii]. De plus, en lui remettant les documents et les rouleaux, il lui dit à peu près ceci « Il ne faut plus que ce style soit secret, car il risque à tout moment de disparaître. Ta mission sera de le diffuser au plus grand nombre ». Puis il est mort peu de temps après laissant maître Boyd avec un lourd fardeau sur les bras.

Et toi, quel est ton parcours ? Comment es-tu tombé sur ce style de Taichichuan ?

T.C. : Et bien moi à la base j’étais intéressé dans l’énergie. J’avais suivi une formation de soin énergétique et en complément je me suis dirigé vers le Taichi. Comme tous les débutants du monde, je me suis inscrit dans le dojo le plus près de chez moi et je faisais ce qu’on me disait. Je devais avoir une trentaine d’années à l’époque. Mais mon prof m’a poussé à faire plus de cours et là j’ai vraiment senti des choses bouger en moi. Du coup, j’étais intéressé de faire des stages, notamment avec John Ding que je voyais sur le continent quand il faisait des tournées. Puis je suis allé de plus en plus à Londres chez lui, et j’ai suivi le Instructor training de niveau 1 avec lui. Je ne devenais pas trop mauvais en style du Tigre.

Et puis à un moment donné, pour des raisons politiques comme on en voit dans toutes les fédérations martiales, mon prof à fait un « burn-out » du Taichi et je me suis retrouvé tout seul. Mais là il m’a dit « si tu veux, tu peux reprendre le dojo l’école ». Et me voilà bombardé enseignant. Ne voulant pas payer des cotisations exorbitantes alors que je n’avais pas encore gagné un euro, je me suis posé la question de savoir s’il y avait d’autres grands professeurs. Et c’est comme ça que j’ai découvert maître Boyd, merci internet. Je l’ai contacté et on se donne rendez-vous à un stage en Allemagne. Pour ne pas arriver complètement idiot, j’ai suivi à Cologne quelques cours chez un de ses étudiants. Là j’ai commencé à me dire qu’il y avait quelque chose de différent. Mais c’est surtout en rencontrant maître Boyd que j’ai senti la différence. De plus, il n’était pas inaccessible comme aiment à l’être les maîtres asiatiques. Il m’a tapé sur l’épaule et en selle. Le courant est très bien passé.

À partir de là je suis parti aux États-Unis et j’ai étudié chez lui. Là, il m’a vraiment introduit au style du Serpent. C’était tellement intensif que même en prenant le bus de départ pour l’aéroport afin de rentrer en Belgique, lui continuait à me montrer et corriger les mouvements et les subtilités du style. C’est un passionné, il ne te lâche pas comme ça (rires). En tout cas, c’est quelqu’un de très généreux.

Thierry_sabre

(Thierry Costa pratiquant la forme au sabre)

Et aujourd’hui ?

T.C. : Hé bien aujourd’hui je suis toujours un de ses étudiants/enseignants, mais il m’a également demandé de prendre la tête de l’association internationale (l’ISSA) qui promeut et fait redécouvrir le style du Serpent.

Quelle est la particularité de ce style du Serpent ? Est-ce que cela ressemble au Serpent que l’on voit en Kung-fu ?

T.C. : Non, cela n’a rien à voir, même si le Serpent en Kung-fu est très chouette. Ici, il faut penser à un Serpent qui serait à l’intérieur du corps. On bouge à partir des muscles internes afin de faire onduler la colonne vertébrale. On Serpente de l’intérieur en quelque sorte. Et c’est pour ça que cela ne se voit pas de l’extérieur. Quelqu’un qui n’est pas avancé en Taichi aura du mal à voir qu’un autre style est en application. Il faut déjà être un expert.

Cela veut-il dire que les mouvements sont les mêmes ?

T.C. : Oui tout à fait. La forme de base des 108 mouvements reste la même. Il y a une raison historique à cela. Le style du Serpent est en fait le premier style de la famille Yang. Mais pour x raisons, notamment pour faciliter la diffusion du style, ils ont créé un style du Tigre, plus visible extérieurement et moins intense à l’apprentissage. Un exemple : en Tigre on porte le poids des jambes avec un rapport de 70/30. Mais c’est en contradiction totale avec les écrits anciens de la famille Yang qui préconisent de faire toujours « le vide et le plein ». En style du Serpent, on reprend donc cette idée de départ avec des appuis de jambes avec un rapport de 100/0. D’ailleurs au passage, cela évite l’usure des genoux qui font que beaucoup de pratiquants abandonnent le Taichi.

Mais alors, comment faire la distinction entre les deux styles pour quelqu’un qui regarde du Taichi Yang ?

T.C. : Il faut connaître, mais on peut voir deux différences notables avec le Tigre qui utilise et bouge à partir des hanches, comme la plupart des arts martiaux. En Serpent on bouge à partir de la poitrine (la creuser et l’ouvrir), du cœur. Et puis les épaules restent fixes dans l’alignement de la poitrine, elles ne partent pas dans tous les sens. Enfin, la répartition du poids sur les jambes comme je l’ai dit.

Après la forme de base des 108 mouvements, qu’y a-t-il d’autre dans le cursus du Serpent ?

T.C. : Une fois intégrée la forme à mains nues, tu as une forme au sabre, une autre à l’épée et une forme au bâton[iii]. Cela représente le package que l’on retrouve dans tous les styles de Taichi. Mais pour ceux qui veulent aller plus loin, le style du Serpent propose une forme de boxe longue qui est plus rapide. Pour comprendre l’intérêt de cette boxe, il faut se rappeler que le Qigong fait monter l’énergie et la stocke. Le Taichichuan fait circuler l’énergie. La boxe longue laisse l’énergie s’exprimer, on pourrait même dire, la laisse exploser.

Attention il ne faut pas confondre le Style du Serpent, qui est un système complet et une simple forme dite du serpent qui se pratique à un niveau très proche du sol et qui n’a aucun lien avec le style du serpent !

ip tai tak contre sabre

(Ip Tai Tak au sabre contre son maître Yang Sau Chung. Voir note n°1)

Chaque art martial possède une façon qui lui est propre d’utiliser le corps, de se mouvoir et d’utiliser son énergie. Alors, je voudrais que tu m’expliques une chose : si l’ancrage et le départ de l’énergie ne sont pas dans les hanches et le dan tien, comment fais-tu pour aller chercher l’énergie ?

T.C. : C’est une bonne question parce que, quand je faisais le style du Tigre je sentais l’énergie affluer dans mes mains. On faisait des poussées (tui shou), des tests de puissance et je dois dire que c’était pas mal. Maître Ding faisait des choses qui nous paraissaient incroyables avec ses mains et on lui demandait comment il faisait ça. Sa réponse était « more Qigong, more Qigong ». Donc je faisais du Qigong une heure tous les matins sans pouvoir vraiment changer mon Taichichuan.

Maitre Robert BoydMais l’approche de maître Boyd est complètement à l’opposé, et cela m’a perturbé au début. Lui disait, «I don’t believe in the magical Tai Chi […]  je crois dans l’énergie qui circule dans les méridiens, mais surtout à une posture correcte ». Sa technique est d’ancrer les pieds dans le sol et de faire monter l’énergie dans le Dan tien, comme on le voit partout. Mais de là, il utilise la colonne pour faire monter et pour stimuler l’énergie. Ensuite, on creuse la cage thoracique et on gonfle le dos, puis on relâche, ce qui créé un système de pompage du Qi. Tirer, lâcher, tirer, lâcher, c’est le cœur du style du Serpent. Un peu comme un arc. Quand tu tires sur la corde, elle se creuse vers l’arrière et quand tu lâches, elle reprend sa place avec une grande puissance. Après il s’agit de l’envoyer vers les doigts. C’est simple à dire, mais pas toujours à réaliser.

Et la conclusion de cette pratique ?

T.C. : La conclusion, c’est une énergie énorme qui vient dans les mains, dans le corps. Au bout de quelques mois, la puissance arrive de manière impressionnante. Au bout de quelques années, la sensation de puissance ne te quitte plus.

Je reviens à l’histoire du l’histoire du Serpent. Qui en Chine perpétue cette tradition martiale ?

T.C. : Si tu as vu le film récent de Kung-fu de Wong Kar Waï, « The grand master », tu sais qu’une fille ne peut pas reprendre la direction d’une école. Aussi la fille de Ip Tai Tak n’a pas pu continuer cette école, ce qui est dommage. Et ce, d’autant plus qu’elle a servi d’interprète à maître Boyd quand il étudiait là-bas. Elle a ainsi peaufiné et maîtrisé le style du Serpent. Mais à Hong-Kong, on est encore « vieille Chine » par rapport aux traditions. Donc fondamentalement seul maître Boyd enseigne ce style, ainsi que son disciple, Thierry Baé en France.

Cérémonie Thierry Bae

(Cérémonie officielle où Maître Boyd prend Thierry Baé comme disciple)

Tu veux dire que ce style de Taichichuan n’existe plus en Chine ? Ils ont perdu un style et l’ont laissé partir à l’étranger ?

T.C. : Oui, et c’est amusant de se dire que c’est grâce à un occidental que ce style est perpétué et préservé de l’oubli. Que des écoles aient disparu dans l’histoire, c’est déjà arrivé bien des fois. Mais depuis que les Occidentaux s’intéressent aux arts martiaux asiatiques, il arrive que ceux-ci soient les dépositaires d’une école qui n’existe plus dans le pays d’origine.

Ce style a failli disparaitre deux fois en fait, car maître Boyd, Thierry Baé son disciple et sa femme, ont eu tous les trois un grave accident de voiture. Ils ont fini à l’hôpital, et cela aurait pu être la fin du style du Serpent tout court. Donc il n’y a pas qu’en Chine que le style aurait disparu.

A propos de la Chine, les chinois sont en train d’essayer de tout ramener chez eux, que ce soit au niveau des antiquités ou de la culture. On verra si un jour le style de Serpent reviendra dans la nation mère.

Ce besoin de sauvegarde du style c’est ce qui explique le besoin de le diffuser ?

T.C. : Oui bien sûr, car dans de nombreux pays, il n’y a pas de professeurs véritablement capables de poursuivre l’enseignement, à part Thierry Baé en France. De plus, c’est difficile à diffuser, car la plupart des gens qui ont de l’expérience en Taichi, ne veulent pas tout réapprendre. Ils connaissent le style du Tigre et cela leur suffit. Quand on a 20 ou 30 dans une forme, on peut comprendre que les candidats au changement ne soient pas nombreux. Il faut avoir une vision de ce que cela amène.

Parle-moi de l’ISSA, l’organisation internationale que tu diriges.

T.C. : Nous sommes présents dans quelques pays, à commencer par un excellent prof au Japon, qui chapeaute plus ou moins le pays. On nous retrouve en Pologne, en Serbie, en Belgique qui se développe bien, la France bien entendu, la Grèce, le Canada, en Allemagne qui est un véritable berceau du Taichi. On a du monde en Irlande et en Angleterre et j’espère bientôt en Finlande et en Norvège. Bref, nous sommes dans une bonne dizaine de pays maintenant. Par contre, on est très demandeur pour se développer en Italie, au Portugal et en Espagne, car là nous n’avons personne.

J’espère que l’appel sera reçu 5/5 grâce à cette interview. Pour conclure, peux-tu me dire ce dont tu rêves pour toi ?

T.C. : On a tous le rêve d’aller le plus loin possible dans sa pratique, d’évoluer, d’atteindre un niveau de pratique très élevé. Mais c’est aussi le rêve de poursuivre une transformation intérieure, avec plus d’humilité par exemple.

Merci beaucoup pour ton temps et tes propos.


Notes :

[i] Ip Tai Tak est de la même génération que Ip Man, ont vécu tous les deux dans le sud de la Chine puis à Hong-Kong après la 2e guerre mondiale (en 1949), mais il n’existe aucun lien de parenté entre eux. Il est l’un des 3 disciples de Maître Yang Sau Chung, et donc co-disciple de Chu King Hung et Chu Gin Soon. Il fut pris comme disciple de Maître Yang en 1958.

[ii] Lire aussi cette interview d’Ip Tai Tak pour en savoir plus sur ce personnage.

[iii] En réalité, il s’agit d’une étude de la lance, mais qui se pratique avec un bâton long de 2 mètres. Son nom en anglais est « spear form ».

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

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