Bujutsu et shinbudo – 1 : l’évolution du sens du kata

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yagyu-shinkage-ryuLes évolutions des kata(1) sont sans doute ce qui illustre le plus nettement le passage entre les écoles anciennes de bujutsu et les écoles modernes de budo. Afin de comprendre les arts martiaux contemporains, il est nécessaire de regarder d’où ils viennent et ce qu’ils apportent. Ce premier article d’une longue série, va tenter d’ouvrir les yeux et de faire réfléchir les pratiquants des voies martiales d’aujourd’hui.

Le fait de parler des écoles anciennes sur ce blog (Nen ryûManiwa Nen ryûHyôho Niten Ichi ryûShinkage ryûYagyû Shinkage ryû) n’est pas juste un hobby. Lister les écoles classiques n’a pas de sens en soi, sinon le plaisir du catalogage, plaisir de collectionneur en quelque sorte. Afin d’expliquer mon propos et le sens de ma démarche, je vais prendre le temps d’énumérer petit à petit, les principales différences qui existent entre les bujutsu, voire les kobujutsu, et les budo récents. Mon expérience est certes limitée au domaine du sabre, car je n’ai jamais pu pratiquer encore les techniques à mains nues des écoles anciennes (koryu). Mais elle offre l’avantage de comprendre bien des aspects des koryu, puisque le sabre représente le cursus commun à toutes les écoles anciennes.

La première et principale différence entre les koryu et les shinryu (aïkido, karatedo, judo…) est l’utilisation des kata. A vrai dire, l’entraînement de bujutsu passe quasi-exclusivement par l’étude des kata d’une école. On peut même dire sans se tromper que le travail des kata c’est le bujutsu. Pour cela il faut se souvenir que les bujutsu sont nés au moyen-âge, dans un contexte de conflits armés et de batailles rangées. On comprend alors que les méthodes d’entraînement des bujutsu ont été développées afin de permettre non seulement au bushi de survivre, mais aussi de dominer le champ de bataille. De l’expérience des champs de bataille les bushi les plus doués, c’est-à-dire ceux qui ont survécu, ont mis en place quelques principes simples mais efficaces, qu’ils ont ensuite traduits en mouvements codifiés.

kashima-shinden-jikishinkage-ryuCes kata sont aujourd’hui reconnus pour leur degré de sophistication dans la connaissance du corps et de l’être humain en général. Mais pour cela, le kata dans les koryu se pratique généralement et presque exclusivement à deux. Comment se développer dans la connaissance de l’humain si l’on pratique seul, comme c’est le cas dans les budo, comme le iaïdo par exemple ? Voilà un premier point de différence entre les deux méthodes. Ainsi, en pratiquant à deux, les étudiants peuvent voir la partie de uke comme celle de tori, bien que ces notions ne sont pas encore utilisées dans ce contexte. Mieux, le professeur peut à tout moment prendre la place de l’un des deux étudiants afin de montrer au sein du kata un point de détail, passant ainsi des mouvements simples à toujours plus de complexité.

Le kata a pour but traditionnellement de préparer les bushi à la guerre. Ils ne sont donc pas là pour faire joli, pour promouvoir l’élégance du geste, le raffinement d’un rengainage par exemple. Leur but est d’offrir des outils utilisables en toutes circonstances et immédiatement applicable en cas de bataille. L’efficacité est donc le souci majeur des kata de bujutsu. Cela explique d’une part pourquoi les techniques des kata ne sont pas très raffinées dans les bujutsu (dans le sens artistique du terme). Les kata sont le fruit de techniques qui ont fait leurs preuves en réponse à des attaques variées, avec des armes de longueurs et d’utilisation différentes. Du coup, cela restreint le champ des possibilités. La diversité des katas dans certaines écoles n’est qu’un leurre, car ils reposent tous sur des variations des mêmes « trucs qui marchent ». Ces techniques sont le résultat des outils mis en place par l’enseignant. Ces outils portent le nom de principes généraux mais indispensables comme ma-aï (distance-timing), zanshin (attention permanente) et bien d’autres. Ces termes ne sont pas inconnus des pratiquants de budo actuels. On comprend alors d’où viennent ces notions en aïkido par exemple. Oublier un ma-aï en aïkido n’est pas très grave. Au pire la technique est ratée et il faut recommencer. Dans le même cas dans un bujutsu, on s’expose à une sanction sévère, voire douloureuse.

Il faut bien avoir à l’esprit que les techniques étudiées dans un kata visent à toucher certaines cibles limitées. L’entraînement porte donc sur le moyen, dans un contexte d’application des techniques a priori mortel, de toucher à coup sûr ces cibles, c’est-à-dire les points faibles du corps (les parties molles du corps, les articulations, les artères sanguines, les points vitaux). Une erreur dans la pratique du kata et le partenaire vous touche (car c’est son travail) dans une zone sensible. C’est d’ailleurs là la raison de l’absence de combats libres, du moins pendant les premières années d’entraînement. Le kata offre un cadre qui limite les risques de blessures. Ce travail de kata, contraignant par sa forme, oblige non seulement à être attentif, mais aussi à bien gérer le timing, la distance, le ciblage, etc. Le pratiquant devra donc veiller à améliorer tout à la fois son habileté à respecter la trame technique du kata et sa spontanéité à prendre l’avantage sur son partenaire. Si une ouverture se présente dans un kata, il est du devoir de l’apprenti de la saisir au minimum en pensée, au mieux en action.

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Sachant que l’on peut prendre un mauvais coup pendant l’entraînement, les pratiquants sont placés dans un état de tension psychologique assez important. Ce point est encore une différence capitale entre les bujutsu et les budo. Il est impossible de se laisser aller, distraire ou de faire semblant. L’engagement mental est total tandis que le corps essaye de gérer au mieux le kata et les réactions de son partenaire. Cette tension est voulue, car elle prépare vraiment une personne au stress du combat, à la peur qui noue le ventre dans les secondes qui précèdent l’affrontement. Il faut s’en délivrer sinon il est impossible d’envisager de combattre. C’est une des raisons du succès des budo : il n’est nul besoin de se confronter à soi-même et à ses peurs pour avancer, du moins tant que l’étude reste un loisir. Pour les enseignants c’est une autre histoire. C’est pourquoi le contenu psycho-physique de la trame comportement/mouvement des kata anciens est sans doute la différence majeure entre budo et bujutsu.

Les kata originaux, je me répète volontairement, étaient donc des mouvements issus de l’expérience du combat et à destination du combat uniquement. Tout le reste n’est que fioritures, comme le besoin de dégainer rapidement sa lame en iaïdo. Le kenjutsu n’a pas ce problème. La lame est dégainée longtemps à l’avance, tranquillement et sans faire de zèle. La raison de cette différence est simple à comprendre. Sur un champ de bataille, il n’est jamais venu à l’esprit de personne de courir vers l’ennemi sans dégainer à l’avance, car cela s’appelle du suicide. Tout comme on ne sort pas sa lame en courant vers l’ennemi, ce n’est pas pratique du tout. Surtout lorsqu’on est entouré de bushi autour de soi (imaginez les blessures collatérales), qui courent eux aussi. Enfin, si vous êtes habillé d’une lourde armure qui limite les mouvements, vous pouvez oublier pour faire des techniques fluides. Bref, la différence est énorme, pas besoin de faire un long discours. Mais à travers ce petit exemple (le dégainage), cela permet de mieux comprendre l’immense différence technique qui sépare les bujutsu des budo.

Une fois que les conflits ont cessé, l’expérience et les exigences du combat ont cessé aussi. Les techniques intégrées dans les kata ont alors perdu une partie de leur justification. Des individus, par ailleurs très doués, ont pu analyser ces techniques et les faire évoluer selon leur compréhension intellectuelle ou basée sur l’expérience du duel et non plus du champ de bataille (Cf. Ito Ittosai, Yagyu Munenori, Miyamoto Musashi…). C’est ainsi que l’on a vu apparaître des nuances, puis de franches différences dans la trame de fond des kata, changements qui ont amené un moment ou un autre à modifier les bases mêmes de la pratique. C’est à ce moment-là précisément que l’on bascule des bujutsu aux budo.

Pour mieux comprendre cette idée, prenons l’exemple du combat libre. Les kata réalisés aujourd’hui dans les budo récents, ont été divisés en plusieurs morceaux. C’est d’ailleurs tout à fait visible dans le kendo, le judo, le karatedo, la naginata, le jukendo (voie de la baïonnette) et bien d’autres. Dans ces disciplines martiales, l’entraînement a été découpé en étude d’un enchaînement de mouvements (kata au sens moderne du terme), et en échange libre avec un partenaire. Je mets volontairement les mots «échange libre » et non combat libre dans le cadre du budo car même lors de mes années de pratique en karate uechi-ryû où j’ai vu de nombreux blessés, les pratiquants vont dans ces affrontements sans plus d’appréhension que cela, preuve qu’ils ne risquent rien de grave. Que l’on parle de randori en aïkido ou judo, de jigeiko en kendo, naginata ou jukendo, ou de kumite en karatedo, il s’agit toujours de la même chose sous différents noms. Plus globalement, ces échanges libres sont considérés comme de bonnes préparations combattives, et que les kata sont davantage portés sur l’esthétique et l’entrainement spirituel ou mental. Dans presque tous les budo, les kata n’ont pas ou peu à voir avec des applications combatives.

tendo-ryu-naginata-kataLe contraste avec les bujutsu n’en est donc que plus saisissant. Les « échanges libres » sont ici des combats libres. C’est pourquoi ils sont rares et n’apparaissent bien souvent qu’après des années d’un entrainement intense, généralement lors d’un musha shugyo (voyage itinérant où l’étudiant va d’école en école pour se tester). Le combat libre est un combat, un test réel des capacités des étudiants à mettre en pratique ce qu’ils ont étudiés dans les kata. Même si ces combats libres ne ressemblent pas souvent aux kata appris dans l’école (les participants bougent à leur gré), en revanche les principes et les cibles sont bien celles de leurs kata et pour cause : ces kata contiennent les clés du combat en son sein. Enfin, les combats libres ne sont pas fréquents dans les bujutsu car les blessures sont bien réelles elles aussi. Ils n’étaient pas rares de recevoir des blessures mortelles ou laissant l’un des pratiquants dans l’incapacité de pratiquer par la suite. Qui aujourd’hui, au sein des disciplines modernes de budo, est prêt à courir ce risque ? Une poignée tout au plus.

(1) les noms japonais ne sont pas mis au pluriel, afin de ne pas les franciser.

Episode 2 : l’art de mourir, réalités et fantasmes

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

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