Etre rōnin aujourd’hui

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ronin-kanjiSi le terme de rōnin est attaché au Japon ancien, on peut retrouver cette situation aujourd’hui dans les arts martiaux contemporains. Etre rōnin c’est se trouver dans une situation sans maître, malgré sa volonté de poursuivre dans la voie. Une situation que je connais bien et que nous sommes nombreux à partager.

L’origine du terme rōnin signifie littéralement « homme errant » ou « homme-vague ». Le terme daterait de l’ère Nara (710-794). Il aurait alors désigné ceux qui désertaient leurs maîtres, qu’il s’agissait de guerriers ou de serfs. Ce n’était donc pas un terme réservé aux seuls bushis. Mais ce sont ces derniers qui ont cristallisé cet état. En effet, on ne naissait pas rōnin, on le devenait.

Les samouraïs exclus de la société japonaise féodale, l’étaient pour plusieurs raisons : la mort de leur seigneur, leurs propres fautes dans l’exécution d’une tâche qui entraînaient non pas le suicide mais l’exclusion ou leur défaite au combat sans qu’ils y soient mort. Ils devenaient donc une sorte de parias, n’ayant pas de classe propre dans une société extrêmement codifiée, hiérarchisée et basée sur les relations de loyauté envers un seigneur.

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Généralement, la plupart d’entre eux se tournaient alors vers des métiers plus humbles après la perte de leur fief, en devenant fermiers ou même moines bouddhistes errants, vivant d’aumônes. Cela leur servait tout simplement à survivre. Mais il est facile d’imaginer que de passer d’un statut privilégié qui offrait le droit de vie ou de mort sur ses prochains, à celui de simple paysan, n’allait pas de soi pour tout le monde. Certains n’acceptaient pas leur nouvelle position sociale et tentaient de se rebeller, même en se tournant vers le banditisme.

Après la période Sengoku (1467-1568) où les batailles et les tueries furent nombreuses, l’image des bushis se dégrada. Pour fournir les armées en combattant, les daimyos n’étaient pas regardant sur la provenance des guerriers. L’important était d’avoir le plus grand nombre d’hommes armés sous ses ordres. Du coup, les bushis furent considérés par le peuple comme de simples mercenaires à la solde de leurs maîtres. Face à ces débordements, les bushis sensibles au code de l’honneur du guerrier, à la dégradation de leur image et en réaction aux exactions qu’ils devaient commettre dans cette guerre civile totale, ces bushis là vinrent grossier le rang des rōnins. D’un autre côté les rōnins qui s’engageaient auprès d’un seigneur n’avaient que l’embarras du choix et pouvaient pour un clan ou un autre. Aussi combattaient-ils souvent pour leurs idéaux. On leur associait souvent l’image du preux chevalier.

Mais c’est surtout lors de l’ère Edo (1600-1868) que le nombre de rōnin alla en croissant : le shogunat avait en effet mis en place un système rigide qui interdisait aux samouraïs de changer de maître, de se marier hors de leur clan ou d’avoir des occupations extérieures au clan sans la permission de leur ancien maître. Ces règles étaient beaucoup plus flexibles sous les anciens régimes et ce changement imposé par le chef militaire ne leur laissait pas beaucoup de choix. De fait, la mort ou la ruine de son maître rendait presque impossible au samouraï d’en trouver un autre et le forçait à devenir rōnin.

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Je ne peux que vous conseiller de lire l’excellent album de la série Kogaratsu intitulé « l’homme de la vague ». Dans cet épisode, Kogaratsu est en proie à des sentiments divers, qui vont du désespoir, de la honte et de la fatigue d’être rōnin, de l’envie de se suicider, en passant par le désir de se faire réintégrer dans une organisation aussi petite soit-elle comme une école de kenjutsu, de servir. Mais le rōnin est aussi un homme qui a goûté à la liberté. Aussi écrasante puisse-t-elle paraître, elle permet d’évoluer, de faire son propre jugement, d’acquérir de la distance face aux événements, aux rivalités, de faire ses expériences et d’aller au-delà des cadres imposés par la société. Parfois parfaitement policé, parfois limite voyou, le personnage oscille entre différentes personnalités et tente de ne pas prendre partie sans en savoir plus. En résumé, ce n’est plus un chien de guerre qui aboie quand on lui en donne l’ordre.

C’est pourquoi le rōnin avait une mauvaise réputation, contrebalancée pourtant par de nombreux récits à sa gloire. Si le statut de rōnin était peu enviable en raison du mépris et de la honte liée à cette situation, il était pourtant recherché par certains samouraïs qui considéraient qu’il s’agissait d’une expérience que tout bon samouraï se devait de vivre dans sa vie, fidèle au proverbe « shichi ten hakki » (七転八起 – « tomber sept fois et se relever huit »). Ce proverbe symbolise la persévérance face à des situations difficiles ou les vicissitudes de l’existence. Le samouraï au cours de sa vie pouvait partir sept fois pendant une mission de « vagabondage » d’un an au cours de laquelle il vivait comme un rōnin avant de revenir servir son maître. Néanmoins, un samouraï devenait plus souvent rōnin en raison de circonstances indépendantes de sa volonté que parce qu’il aspirait véritablement à cette situation.

Evidemment les rōnins étaient méprisés et discriminés par les samouraïs qui jalousaient sans doute leur grande liberté personnelle tout en craignant dans le même temps de finir comme eux. Pourtant, ils étaient respectés par les basses classes. De nombreux récits content l’histoire d’un rōnin châtiant d’arrogants samouraïs qui tyrannisaient un village. Dans d’autres histoires, les villageois louent leurs services pour se défendre contre des bandits, comme dans le film Les sept samouraïs, d’Akira Kurosawa. Souvent leur sont associées toutes les vertus du samouraï, comme en témoigne la célébrissime histoire des 47 rōnins. Certains rōnin se forgèrent une réputation et s’attirèrent le respect de tous. C’est notamment bien entendu de Miyamoto Musashi qui est devenu la personnification du mythe du samouraï errant qui va de ville en ville pour affûter sa technique. Mais dans l’ensemble le fait d’être rōnin était une grande honte qui poussait les guerriers à la misère ou au suicide.

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Pour en finir avec les définitions, sachez que aujourd’hui ce terme désigne les étudiants qui échouent leur examen d’entrée à l’université et restent une ou plusieurs années à étudier pour le repasser en espérant être admis. Cet usage dérive probablement de l’analogie suivante : ils n’ont aucune école et un samouraï rōnin n’a pas de maître à servir. Il y a également un parallèle entre la honte du rōnin original et sa manière d’esquiver les examens. Par extension, on appelle également rōnin une personne au chômage.

Si dans ma pratique de nombreux maîtres m’ont servi de modèle et m’inspirent encore, je ne me considère pas comme étant leur élève ni leur devoir quoi que ce soit. Pour connaître sur le bout des doigts les histoires politiques, financières et les luttes de pouvoir dans le milieu des arts martiaux français, je ne vois là qu’un grand business où chacun cherche à protéger ses intérêts. Cela m’attriste beaucoup car ces notions commerciales se font généralement au détriment de la recherche de la voie. Je me considère donc comme un rōnin depuis plusieurs années. Certes j’ai eu un professeur formidable que vous pourrez aller admirer à la Nuit des Arts Martiaux Traditionnels, mais lui-même renvoyait dans les roses en permanence les fédérations, les allégeances, les considérations partisanes, les guéguerres de pouvoir, les défenses de pré-carré, ne se laissant jamais aller dans sa recherche du budo (pratiquant de iaïdo, de jodo, de shodo, d’aïkido, de jiu-jitsu, de combat libre…) et ne donnant jamais dans la flagornerie. La seule fois où je l’ai appelé senseï, il m’a menacé de me mettre son pied aux fesses. Il est pour moi l’image même du rōnin moderne et je le suis à la trace.

Toutefois ce n’est pas toujours facile et parfois la tentation montrée dans Kogaratsu est grande de ne plus avoir à penser par soi-même, chercher par soi-même, avancer seul sur la montagne. C’est pourquoi je profite de cet article pour remercier de tout cœur Léo Tamaki de faire venir régulièrement en France des chercheurs hors-pair, qui sont capables de transcender les disciplines pour revenir à l’essentiel du corps, de l’esprit et des principes martiaux.

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

6 réflexions sur “Etre rōnin aujourd’hui

  • 16 octobre 2013 à 9 h 02 min
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    « Pour connaître … les considérations partisanes, les guéguerres de pouvoir, les défenses de pré-carré », le status de Ronin est aussi le mien maintenant car comme l’écrit F Briouze : « Personne ne peut dicter sa loi au ronin car le ronin accepte ou non son argent (sa servitude). Le samouraï (le pratiquant moderne soumis bien souvent à la servitude du mono-senseisme), lui doit accepter les ordres et approuver les guerres de son chef ou faire comme si… ».

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  • 16 octobre 2013 à 22 h 01 min
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    Bonsoir,
    votre article est très intéressant.

    Pour un enseignant, Sensei, le fait de ne pas accepter d’avoir des élèves qui veulent s’engager auprès de lui est aussi une forme de fuite.
    Une fuite des responsabilités.
    Il n’est pas aisé pour un enseignant d’assumer d’avoir des élèves en permanence autour de lui…

    Mon propos n’est pas de provoquer ou de manquer de respect, il est d’explorer différentes manières de voir les choses.

    Encore merci pour vos articles.

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    • 17 octobre 2013 à 14 h 00 min
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      Merci pour votre commentaire. C’est un point de vue, mais personnellement j’adhère davantage au commentaire de Jena-Louis Thebault. Choisir sa servitude, mais surtout chérir sa liberté. Ne rien devoir à personne et pourtant, reconnaître ce que chacun vous a apporté.

    • 25 novembre 2013 à 23 h 30 min
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      @fudo108 : Pourriez-vous définir la notion de liberté ?

    • 27 novembre 2013 à 17 h 37 min
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      Oui, mais on rentre dans un débat philo. Selon un point de vue simpliste, la liberté est la capacité à aller où bon nous semble, à vivre comme bon nous semble. Martialement, pouvoir suivre l’enseignement que l’on veut (et peut), n’avoir pas de compte à rendre car un enseignant n’est pas un père. C’est mon point de vue.

    • 27 novembre 2013 à 17 h 43 min
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      On rentre dans la philo, mais j’aime la vision simpliste de vivre comme bon nous semble et aller là où nous pousse le vent, sans avoir de compte à rendre. Surtout pas à un professeur, qui ne fait que passer dans la vie d’un être humain.

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