Karaté : l’art secret de la noblesse

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paysan okinawaL’un des mythes le plus tenaces du karaté est le suivant : le karaté fut  un art populaire pratiqué par des paysans pour se défendre contre les samouraïs japonais. Ce mythe est une construction tardive et revancharde contre l’invasion japonaise par le clan Shimazu de Satsuma qui ne correspond en aucun lieu à la réalité des faits. Bien au contraire, le karaté fut un par et pour la noblesse insulaire et en aucun cas pour les paysans. Plongeons dans les racines de l’histoire d’une petite île qui fera sa place parmi les légendes martiales.

Okinawa a été habitée par les peuples marins de l’Asie orientale, par vagues successives. La culture mélanésienne passa par Okinawa, via l’Indonésie et les Philippines, bien avant de toucher le Japon lui-même. C’est pourquoi bon nombre de traits physiques et de points communs sont à trouver si on compare les faciès et les langues nipponne et okinawaienne. Les preuves archéologiques montrent de nombreuses traces d’échanges entre les deux îles, jusqu’au 3e siècle (ère Yayoï) où ils raréfièrent. À partir de cette période qui correspond à l’âge du fer, le Japon se tourne résolument vers la Chine et Okinawa va vivre son histoire de manière totalement indépendante. Le Japon va évoluer à toute vitesse en copiant l’écriture, la philosophie et la médecine chinoise, jusqu’à créer un état en tout point commun avec le continent chinois. De son côté, Okinawa reste fermée sur elle-même et mettra jusqu’au 9e siècle pour développer une hiérarchisation des différentes classes sociales et villages qui la compose. L’outillage en cours n’est jusque-là que fabriqué à partir d’os et de bois. Ce n’est que vers le 11e siècle que des chefs de tribus (aji) s’affirment, ce qui correspond à l’arrivée du fer et des armes japonaises sur le sol de l’île.

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La compétition des 3 royaumes

L’introduction du fer donne une véritable impulsion à la culture insulaire, d’autant qu’elle fut suivie de peu par l’arrivée du bouddhisme et de l’écriture. Avec de telles armes, les conflits et les contours d’une nouvelle société ne tardèrent pas à se dessiner. Au 14e siècle, trois états basés sur des fédérations tribales apparurent et se partagèrent l’île : Chûzan (Montagne du Milieu), Nanzan (Montagne du Sud) et Hokuzan (Montagne du Nord). Ces trois royaumes entrèrent en compétition pour la suprématie. Le roi Satto (1353-1395) de Nanzan fut le premier à envoyer une ambassade vers la Chine des Ming et à nouer un lien de vassalité et de commerce. Les deux autres rois le suivent de près, alors pour garder son avantage, Satto établit aussi des relations commerciales avec le royaume de Corée en passant par l’île de Kyushu au Japon, ce qui rétablit les relations entre les deux frères de la première heure.

Grâce au fer, les outils agraires permirent de considérables progrès pour l’agriculture, mais aussi la cuisine. Un texte des Ming déclare que « les gens d’Okinawa sont plus intéressés par les porcelaines et les fontes que par la soie rouge ou blanche », une façon de dire que voilà bien des paysans. Cette image de « péquenauds » va coller aux habitants d’Okinawa, non sans une certaine justification. Les okinawaïens ne connaissaient que les chaudrons en terre cuite qui cassaient au bout de 4 ou 5 jours et les pots en terre pour la conservation des aliments. On comprend que les chaudrons en fonte firent fureur pour améliorer la cuisine et les porcelaines pour leur incroyable esthétique et légèreté. Ce sont donc des gens pratiques avant tout, en raison du décalage de civilisation avec leurs voisins.

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Lorsque Satto écrivit l’acte de vassalité avec la Chine, il mélangea l’écriture japonaise avec des caractères chinois. Les Chinois baptisèrent leur ensemble d’îles Ryûkyû qui se substituera au nom japonais d’Okinawa-jima jusqu’en 1880.

Le rôle des ambassades chinoises

A partir du moment où les trois royaumes furent officiellement vassaux de l’empire de Chine, les ambassades se multiplièrent. En 1372, 1374, 1382, 1383, 1388, celles-ci vinrent pour la nomination et la succession des rois, emportant dans ces bagages au moins 150 personnes puis jusqu’à 500 personnes dont des médecins, des lettrés, des fonctionnaires, des nobles, des soldats et des commerçants. Parmi eux, certains pratiquaient les arts martiaux.

36 familles chinoises commerce okinawa

Près de la ville de Naha la capitale, sur l’île nommée Ukishima, un groupe dit des « 36 familles chinoises » fut chargé de ne s’occuper que des relations officielles avec la Chine et de l’administration indirecte des Ryûkyû. Bref, cette île fut comme un navire fixe près d’Okinawa avec une ambassade permanente à bord. Ces familles vivaient en cercles fermés selon des valeurs profondément taoïstes et confucéennes. Elles ne tardèrent pas devenir la noblesse du pays, car elles ne s’occupaient que d’administration, de commerce, d’enseignement et d’interprétariat. Ce groupe dit de Kumé (nom de l’île Ukishima rebaptisé au 15e siècle en Kumé-mura) était aussi celui qui connaissaient les arts martiaux du continent, ce qui était une des manifestations de leur privilège en même temps qu’ils renforçaient de leurs capacités de défense notamment contre les pirates, abondant dans la région.

L’unification du royaume

Au début du 15e siècle, le roi Shô Hashi écrase les deux autres chefs et établit le premier royaume unifié d’Okinawa. Il interdit le port des armes, afin de mieux contrôler les îles et les clans. A cette époque les nobles de chaque grande région, à savoir des villes de Shuri, Naha et Tomari, avaient déjà eu accès via l’ambassade permanente de Chine aux arts du poing. On peut émettre l’hypothèse qu’ils eussent accès à des styles dérivés de l’école Shaolin du Henan (plus ou moins au centre de la Chine) ou de celle du Sud après la chute des Ming.

karate okinawa

Mais une chose est sûre, c’est que dès le 15e siècle les premières formes pied-poing circulaient déjà au sein de l’élite. Bien sûr, cette caste se garda bien de divulguer cet art au peuple et le conserva très secrètement dans chaque famille, surtout dans chacune des trois régions. C’est ainsi que naquit le To-de (littéralement, la main des Tang. Comprendre art de la main de la Chine) qui se subdivise en Naha-te, Shuri-te et Tomari-te. Cette information est cruciale pour détricoter un mythe tenace. Ce mythe est que le karaté est un art martial développé par les paysans d’Okinawa pour lutter contre les soldats soit du roi des Kyûshû, soit contre les soldats japonais qui envahirent les îles à partir du 19e siècle.

Pas de paysans dans le karaté

Il y a donc plusieurs raisons pour ne pas croire à la piste d’un art martial paysan.

Tout d’abord comme nous l’avons vu, les dates, les siècles ne collent pas entre les raisons évoquées par le mythe et les débuts du To-de dès les premières ambassades chinoises, donc dès le 14e siècle.

Ensuite, si le peuple avait vraiment eu accès à cet art, il y aurait des preuves historiques comme des récits de combat, des procès, des comptes-rendus de duels à l’aide de techniques non armées et surtout des objets que l’on aurait pu retrouver de manière archéologique ou dans les coffres des familles anciennes. Mais ce n’est pas le cas. Pourtant, le karaté a utilisé assez tôt des instruments de travail et de renforcement, idée qui vient de la Chine. Cette confusion vient notamment du Tomari-té où les pratiquants avaient tendance à inclure des gestes issus des danses folkloriques dans leurs katas. Pourquoi ? Pour faire plus joli sans doute, mais pour rendre également plus okinawaien et moins chinois tous ces enchaînements.

La piste des paysans ne tient pas longtemps non plus à l’analyse des modes de vie respectifs. Les nobles, les grands commerçants, etc., avaient parfois du temps libre. Leur vie n’était pas éreintante et ils pouvaient se plaire et se complaire à faire des assauts pour se défouler un peu, avec le plaisir savoureux de savoir qu’ils pourraient se défendre en cas d’agression, car lorsqu’on est riche on attire les convoitises. A l’inverse, les paysans travaillaient constamment, du matin au soir. Chaque heure épargnée est soit pour les quelques fêtes du calendrier, soit pour dormir et éventuellement se reproduire. Mais après une journée courbée en deux dans un champ ou une rizière, couvert de terre et de bouse que l’on a colportée comme engrais pour les cultures, on les imagine mal se faire deux heures d’entraînement épuisant, de renforcement (pour quoi faire ? Les travaux des champs s’en sont déjà chargés) et éventuellement se faire mal et ne pas pouvoir travailler le lendemain et donc risquer de manquer de nourriture ou de bois ou d’eau ou que sais-je encore. Ils n’ont donc ni le temps ni surtout l’énergie de pratiquer un art martial. La survie prend déjà tout cela. De plus, les paysans n’avaient tous simplement pas accès aux Chinois de Kumé, accès réservé à l’élite.

Enfin, la dernière preuve que l’on peut avoir tient dans la profession des grands maîtres du karaté.

  • fonctionnaire lettré okinawaMatsumura Sokon (1809-1899): Lettré et garde du corps du roi.
  • Sakugawa Kanga(1786-1867): Page et lettré.
  • Soeishi Ryotoku (1772-1825): Seigneur local. Secrétaire du roi.
  • Chatan Yara (1740-1812): Page et lettré.
  • Tawata Shinboku (1814-1884): Page et lettré.
  • Sueyoshi Anyu (inconnue): Lettré.
  • Anko Itosu (1830-1915) : fonctionnaire
  • Chikin Seionori (1624-inconnue): Seigneur local.
  • Chinen Umikana (1797-1881): Page et lettré.
  • Higa Kanematsu (1790-1870): Lettré.
  • Chinen Masanra (1842-1925): Page et lettré
  • Kyan Chofu (inconnue): Fonctionnaire lettré.
  • Hamahiga Oyakata (1847 – inconnue): Seigneur local.

Certes tous ces noms appartiennent au passé historique de ce qui deviendra peu à peu l’Okinawa-te. Alors, regardons les maîtres modernes qui ont marqué les débuts du karaté japonais que l’on connaît.

  • Motobu Choki (1870-1944) : prince royal
  • Yoshimura Chogi (1866-1945) : prince royal
  • Yabu Kentsu (1866-1937) : fonctionnaire lettré.
  • Funakoshi Gichin (1868-1957) : fonctionnaire lettré.
  • Toyama Kanken (1888-1966), Mabuni Kenwa (1889-1952), Taira Shinken (1897-1970), Shiroma Shinpan (1890-1954), tous des lettrés et des hauts fonctionnaires.

Après cette liste, je pense que l’on peut tranquillement en conclure qu’il n’y eut pas de paysans parmi les maîtres et les pratiquants de karaté du 15e au 19e siècle. Le karaté est un art martial qui provient uniquement de la noblesse.

 

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

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