Shiatsu et martialité

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L’un des plus grands maîtres actuels de kung-fu Shaolin, Shi Dejian, est le responsable de l’un des monastères cachés de Shaolin, loin du trafic touristique et du kung-fu business. Sa mission est de maintenir intacte la tradition martiale de Shaolin qui ne ressemble en rien à ce que l’on voit généralement dans les démonstrations publiques. Mouvements minimalistes, fluides, sans arrangement ou taolu prédéterminé. Le geste doit surgir spontanément. Lorsqu’un disciple (il en a 6 uniquement) se présente, son credo est le suivant : d’abord, devenir un homme bon (méditer, travailler aux champs, aider la communauté, se respecter et respecter les autres). Ensuite, devenir un bon médecin (herboristerie, acupuncture, moxibustion, diététique). Enfin, pratiquer les arts martiaux. Il est intéressant d’entendre de la bouche d’un maître de cette envergure l’ordre de priorité de ces étapes qui consiste à acquérir d’abord des connaissances afin de soigner pour ensuite pouvoir pratiquer des arts martiaux. En cas de blessure, le pratiquant sera toujours capable de soigner et réparer son erreur. Évidemment, il s’agit d’un idéal de vie qui est, hélas, bien loin de la majorité des pratiquants actuels.

Shi Dejian dans sa pratique quotidienne à Songshan, Chine.

Arts de soins et martiaux : la marque des maîtres

Pourtant, les Chinois – qui représentent le berceau des arts martiaux d’Extrême-Orient -, ont montré l’exemple à suivre : la combinaison du Yin et du Yang. Savoir soigner et pouvoir détruire, permet d’avoir le choix de ses actes, ce qui est la définition même de la liberté. En Chine les maîtres de kung-fu qui étaient médecins sont légion. Le plus célèbre est sans aucun doute Wong Feihung[i] (1847-1924) qui a passé beaucoup de temps à lutter, enseigner et soigner les riches comme les pauvres. Entre Chine et Vietnam, Châu Quan Ky (1895-1967) était également médecin et forma Pham Xuân Tong (1947-) qui créa plus tard en France le Qwankido. Autre maître franco-vietnamien, Jacques Tran Van Ba (1950-) est aujourd’hui le représentant du Lam Sơn en France. Son arrière-grand-père était lui-même un grand maître d’arts martiaux et un médecin réputé, qui donna d’ailleurs bien du fil à retordre au gouvernement colonial français. Au Japon, la figure du médecin pratiquant d’arts martiaux n’est pas inconnue non plus. Cette figure emblématique brillamment mise en lumière dans le film « Barberousse » de Kurozawa, se retrouve également chez de nombreux maîtres.

Barberousse (Toshirō Mifune) montre parfaitement le regard perçant du praticien et du pratiquant d’art martial.

Les arts martiaux et la médecine s’attirent mutuellement comme deux aimants. Un pratiquant d’arts martiaux apprend empiriquement à manipuler un corps humain et s’il cherche à devenir plus fort, redoutable et destructeur dans ses jeunes années, il aura tendance à comprendre que les arts martiaux ont pour véritable but la préservation de la vie. C’est pourquoi il arrive souvent un moment où le maître d’arts martiaux va être attiré par une forme de médecine ou une autre. Le médecin (herboriste, acupuncteur, shiatsu, etc.) va lui apporter les connaissances théoriques qui lui échappaient jusque-là. C’est le cas de Ryuho Okuyama (1901-1987), étudiant de Sokaku Takeda (1859-1943) et donc contemporain de Morihei Ueshiba. Il quitte le Daito Ryu, pour fonder l’école Hakko-ryu jujutsu et rencontre Uchikurayoshi Hirata, grand médecin passionné par les arts martiaux et les arts de santé manuels. Hirata va enseigner à Okuyama la médecine manuelle dans ce qui sera l’une des premières formes de Shiatsu au Japon (la forme Koho Shiatsu, ce qui signifie « shiatsu impérial» ou « de l’empereur»). Parmi ses étudiants, il formera Doshin So, le fondateur du Shorinji Kempo (1911-1980) qui était un homme féru des points vitaux et de leur utilisation en matière de santé (cela fait d’ailleurs partie intégrante du cursus de cette discipline), Yasuhiro Irie (fondateur du Kokodo jujutsu) ainsi que les Français Thierry Riesser (1950-2010), et Bernard Bouheret (fondateur du Sei Shiatsu). Tous ces hommes sont à la croisée des chemins martiaux et de la santé, et perpétuent cette ancienne tradition qui mêle martialité et arts du soin.

Yasuhiro sensei  dans ses deux tenues : maîtres de jujutsu et de shiatsu (dans sa clinique de Saitama, Japon).

Le Shiatsu comme reflet des arts martiaux japonais

En langue française, Stéphane Crommelynck, Germain Chamot et moi-même écrivons régulièrement des articles pour sensibiliser les pratiquants d’arts martiaux, notamment d’Aïkido, à se former au Shiatsu, et vice et versa. Ce qui pourrait passer pour une marotte est pour nous une évidence tant les liens qui unissent ces deux univers sont étroits et nombreux. En effet, les relations qui réunissent les arts de soins avec les arts martiaux ont créé des ponts entre ces deux univers. Les arts martiaux ont largement pénétré et « martialisés » le Shiatsu, dans les postures comme dans l’état d’esprit, tandis qu’en retour le Shiatsu a su apporter de nombreuses connaissances et compétences aux arts martiaux, comme la détente, l’assouplissement, la connaissance des méridiens et de leurs points, le respect du Yin/Yang ainsi que celui des 5 mouvements.

À ce propos, il existe une anecdote intéressante pour les aïkidokas qui ne le saurait pas encore. Je la tiens de Yuichi Kawada senseï en personne. Il y a des années de cela, Nobuyoshi Tamura senseï avait très mal au dos. Toshiro Suga senseï l’a amené à consulter à Paris les Kawada père et fils, grands praticiens de Shiatsu. Après plusieurs séances, le problème de dos avait disparu, mais pour que celui-ci ne revienne pas, ils enseignèrent le Do-in à Tamura. Très rapidement, il inclut les étirements et points de pressions dans son échauffement. Et voilà comment des milliers de pratiquants d’Aïkido européens se sont mis à faire du Do in – qui est la gymnastique propre au Shiatsu – sans le savoir. O senseï lui-même était un grand amateur de Shiatsu et de massage en général. Il demandait notamment à Masamichi Noro senseï de le masser, car il avait fait une année d’études en médecine[ii], mais pas en Shiatsu. Mais dans l’esprit d’O Senseï, le massage faisait partie intégrante de la médecine japonaise, ce qui était effectivement le cas autrefois (Lire aussi du même auteur : Histoire de la médecine Kampo).

O Sensei Ueshiba était un amateur de massage japonais, Shiatsu, Amma ou sa forme la plus ancienne, le Teate.

Voyons à présent en quoi le Shiatsu a été marqué du sceau des arts martiaux. Les postures utilisées en Shiatsu viennent de la culture japonaise et par conséquent ce sont exactement les mêmes que celles que l’on utilise en Aïkido ou en Iaïdo par exemple[iii], mais aussi dans la vie de tous les jours. La plus connue est seiza, véritable point commun à tous les arts martiaux japonais. La position dite « en fente » est également très utilisée dans le monde du sabre, notamment au moment du dégainage en Iaïdo. On retrouve aussi tate-hiza, les déplacements en shiko (certes moins nombreux) et le travail hanmi-handachi (en plus statique). Comme tous les aïkidokas le savent, ces postures impliquent une utilisation physique bien particulière qui forge le corps et l’esprit. Elles permettent de se tenir droit tout en étant relâché, et de faire partir les mouvements à partir du hara et non pas des bras ou des épaules.

Alors que le praticien de Shiatsu n’utilise pas son corps de manière aussi physique que le pratiquant d’arts martiaux, il n’est pas rare de voir les praticiens devenir de plus en plus costauds au fur et à mesure des années. Rappelons que la pratique du Shiatsu est assez statique dans l’ensemble. Pourtant, le travail personnel demandé au praticien est assez important, que ce soit des renforcements, des assouplissements, des étirements, des mobilisations articulaires importantes, celui-ci travaille régulièrement son corps afin de pallier au manque de mouvement et pour conserver son outil de travail en bon état, c’est-à-dire son propre corps. Quand j’étudiais sous la direction de Yuichi Kawada, celui-ci nous mettait régulièrement en kibadachi (position du cavalier) et attendait que tout le monde s’écroule avant lui. Il pouvait tenir presque une heure dans cette posture sans donner l’impression de forcer, alors qu’il avait plusieurs dizaines d’années de plus que nous.

La position kibadachi est pratiquée aussi bien dans le Shiatsu que dans les arts martiaux.

L’esprit du guerrier… pacifique

Là où le Shiatsu est très martial, c’est dans l’état d’esprit du praticien. Stéphane Vien, pratiquant d’arts martiaux et enseignant de Shiatsu depuis 35 ans, témoigne parfaitement de cette relation : « La patience, la détermination, la persévérance. L’honnêteté. Quand tu t’entraînes dans les arts martiaux et que tu as un adversaire devant toi, c’est ton entraînement qui va faire la différence. Ce n’est pas un jeu. En Shiatsu, c’est un peu la même chose : vas-tu être capable d’aider la personne ? Dans les deux  domaines, il y a cette rigueur, ce travail constant. » [iv]. S’il encourt nettement moins de danger physique qu’un pratiquant d’arts martiaux, le praticien a en revanche une grande responsabilité : la prise en charge du patient, afin de lui permettre d’avancer vers sa propre guérison sans pour autant fléchir face aux difficultés. Pour comprendre mieux ce que cela recouvre, prenons quelques exemples.

Il existe quatre phases dans le diagnostic oriental en Shiatsu : monshin, bonshin, bunshin et setsushin. Cela consiste en une observation détaillée, le ressentit, l’anamnèse et toucher. Cette dernière étape est de loin la plus complexe. Le mot setsushin signifie littéralement « examen en tranchant », avec la main bien entendu. Mais dans l’esprit asiatique, on aime bien jouer avec le sens des mots, notamment en utilisant l’homophonie des caractères. Ainsi la prononciation « shin » peut vouloir dire « examen » ou en changeant le kani « coeur ». Du coup, nous obtenons la notion de « trancher avec le cœur », ce qui relève à la fois du vocabulaire martial (trancher) et spirituel (le Cœur étant le siège de l’âme, de l’esprit). Il faut donc pouvoir trancher le corps du patient pour aller droit au fond de son problème, de sa douleur, sans dévier ni faiblir, ce qui n’est pas toujours évident lorsque la personne a mal. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Shiatsu n’est pas toujours une promenade tranquille et le receveur peut ponctuellement avoir mal. Tout l’art du praticien consiste alors à l’aider à passer de l’autre côté de sa douleur pour trouver en lui le chemin vers son auto-guérison. On parle alors de « douleur qui soulage ». Au Japon, le Shiatsu est d’ailleurs franchement douloureux à recevoir, car culturellement, un bon massage doit faire mal. En occident, la douleur est mal acceptée. Pourtant, en Shiatsu non seulement les gens passent par des moments difficiles, mais en plus ils reviennent régulièrement. Ce ne sont pas des masochistes pour autant, mais leur corps leur dit clairement que les bénéfices sont supérieurs à la douleur ressentie. Pour le praticien, cela nécessite un état d’esprit qui est celui du guerrier. Être capable de trancher, guider sans faiblir lorsque la personne grimace ou gémit, et avoir la force morale qui permet de ne pas s’imposer mais de laisser la place au patient pour qu’il trouve les forces de santé en lui. On pourrait résumer ainsi : de l’empathie, de l’humilité, mais pas de pitié.

Mains du shiatsushi pratiquant setsushin

Pour arriver à cela, le praticien de Shiatsu est dans une attention constante plusieurs heures par jour. Les mains en contact avec son patient, il ressent tout ce qui se passe dans le corps de celui-ci et réagit en temps réel, s’adapte constamment, tous les jours de la semaine et parfois plus. L’état de Zanshin est donc très développé chez un praticien qui cumule les années d’expérience, finalement beaucoup plus que chez un pratiquant d’arts martiaux. Quel Aïkidoka peut dire qu’il travaille son attention 4 à 8 heures par jour ? Autre concept clé en Shiatsu, le Kimei. Les enseignants expliquent bien à leurs étudiants qu’à la fin de la séance, le patient ne doit pas savoir à quel moment la technique s’arrête. Le corps continue à ressentir les mains, la présence, le mouvement intérieur, des heures, parfois des jours après la fin d’une séance. Cette sensation est assez rare dans les arts martiaux, sauf à tomber sur de grands maîtres qui ont justement une connaissance fine du corps humain et de l’énergie. En Shiatsu, Kimei se doit d’être un résultat quasi systématique.

L’on pourrait décrire l’un après l’autre chacun des concepts sous-jacents aux arts martiaux japonais (ma-aï, de-aï, ki-no-nagare….) et les retrouver tous dans le Shiatsu. Si l’histoire du Shiatsu moderne est relativement récente (avec Namikoshi et Masunaga), ils existent des styles plus anciens qui ont été conservés et enseignés dans les écoles d’arts martiaux, en particulier dans le jujutsu (on retrouve aujourd’hui des héritiers de cela à travers le Koho Shiatsu du Hakko-ryu jujutsu et le Shiatsu du Jigen-ryu jujutsu). Ce n’est donc pas étonnant que l’on puisse voir et sentir une certaine martialité dans le Shiatsu actuel, car les deux Voies (Do) sont à l’image du Yin et du Yang : deux opposés complémentaires qui cheminent ensemble.

(Article publié dans Dragon Magazine HS Spécial Aïkido – n°21)

Ivan Bel

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  • [i] Il est le héros de la série de films « Il était une fois en Chine ».
  • [ii] in « Chroniques de Masamichi n°1 : la jeunesse de Maître Noro », Pierre Fissier, 2015, dans ce même magazine.
  • [iii] Lire à ce sujet et du même auteur « explication des postures en Shiatsu » sur www.shiatsu-therapeutique.org
  • [iv] Propos de Stéphane Vien in « La Voie du Shiatsu », livre + DVD, B. Seguin et M. Pierrard, 2018, éditions Montparnasse
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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

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